A la lettre ! Lacan & Derrida, histoire d'un malentendu
Désaffiliation et retrait de l’activité : se désengager pour rester engagé ?
La constitution de l'Europe :
la critique habermasienne de la construction européenne analysée au prisme de la théorie de la Reconnaissance
L ' « immigré » : une catégorie d’analyse pertinente ?
Quelle utilité peut revêtir un tel concept pour les sciences sociales ?
Un genre de différence : de la coupure et du Réel, des ordres symboliques et de la différence imaginaire.
Pourquoi la théorie du Genre ne manque pas la différance sexuelle
(sur le statut ontologique des rapports de domination)
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L'identité est un chemin d'exil.
« Avoir conscience de la mort et penser ou raisonner, c’est tout un, puisqu’on ne pense qu’en quittant les particularités de la vie, et donc en concevant la mort »1, écrit Maurice Merleau-Ponty. La conscience de la vie est conscience de la mort. Freud, déjà, articulait la vie psychique autour d'une dialectique d'Éros et de Thanatos, des pulsions de vie et de mort. Une telle idée est également à l’œuvre dans ce qui, chez Heidegger, est tout autant une anthropologie qu'une ontologie – l'élucidation de l'être-Homme comme être-au-monde, être-jeté-là, et pro-jet, qui a à approprier comme une ex-tase son existence originairement donnée comme factice, en la déterminant en vue de sa fin, dans un perpétuel devancement de soi qui va chercher en l'autre le fondement de son ipséité.
Si pour Fichte, en effet, dont l’œuvre a très largement inspiré les travaux de M. Heidegger, la possibilité est donnée à l'Homme de se constituer en son ipséité, ce n'est que parce qu'est posée une division essentielle entre lui et le monde qui lui permet de revendiquer son identité en l'opposant à une irréductible altérité – le Moi ne peut venir à l'existence qu'en tant qu'il se pose face à un Non-Moi. L'activité qui fonde l'essence de l'Homme comme ex-istence n'est possible que comme effort permis par la résistance que lui oppose le monde. Lacan puisera abondamment dans cette tradition qui pense l'Homme comme dialectique – dialectique de l'activité et de la passivité ; de l'identité et de l’altérité ; de l'appartenance et de la distanciation ; de la vie et de la mort, Éros et Thanatos.
Cette tradition reprend le Cogito cartésien du point de vue de la raison non plus seulement théorique mais pratique, pour en faire une déduction de l'intersubjectivité – et non, comme Descartes, d'un Absolu – à partir du fait de l'existence subjective. C'est ce que nous exprimons par la formule : « Je parle, donc nous sommes. » – la possibilité d'être Moi, comme être de langage, présuppose l'existence d'autres Parlêtres avec lesquels je puisse entrer en relation et qui me font naître au langage. Pour Fichte, en effet, il faut pour que la liberté du sujet puisse se reconnaître et, ainsi que le formulera Heidegger, s'approprier à elle-même – se réaliser – qu'elle se réfléchisse dans celle d'autrui.
La présence au monde n'est possible, nous dit Heidegger, que parce que le monde se présente comme absence, d'une absence dont la présence est éprouvée comme telle, comme manque, comme perte. Ce n'est en effet que parce que le monde toujours déjà s'absente qu'il peut être re-présenté. Ce qui permet l'entrée de l'Homme dans le langage et la culture est ainsi la castration originaire du Réel comme perte d'un rien-en-soi qui permet aux choses de se présenter comme pour-nous, sous une forme noétique. Il faut qu'il y ait écart entre le mot et la chose, que le langage fasse trou ou coupure dans le Réel, vienne le déchirer, pour que le nom puisse venir faire suture sur cette plaie, cette béance qui constitue l'ouverture de l'existence. Cette coupure est aussi division du sujet, ainsi que le relèvera Freud. Si le sujet, Dasein – pour reprendre le terme heideggerien qui désigne l'Être-humain – est jeté à l'existence sans commencement ni fin, c'est qu'à l'inverse d'un Locke qui considère la propriété de soi comme un toujours-déjà-donné, l'auteur d'Être & Temps affirme l'aliénation première de l'Homme sous le diktat du 0n, l'emprise de ses déterminations historiques. D'une manière qui n'est pas sans rappeler le modèle du dialogue socratique, Heidegger fait alors de l'autre la condition d'une Appropriation – au sens d'une réalisation – de Soi. Tirant les leçons du Nihilisme nietzschéen, il montre que le sujet – dont il réforme radicalement la définition, rompant avec la tradition classique de la subjectivité pour considérer l'Homme comme cet être-là qui ne peut être qu'en étant là, c'est à dire un être-au-monde qui est alors aussi être-avec, être-avec-autrui – est habituellement et originairement sous l'emprise de ses déterminismes, c'est à dire qu'il est tout entier pris sous la tyrannie d'une morale intériorisée, historiquement déterminée, qu'il lui faut dépasser dans une visée qui, bien que Heidegger n'emploie jamais le terme « éthique », nous apparaît comme proprement « est-éthique ». Entendons par là que le sujet a à se produire lui-même comme subjectivité à partir d'une position déterminée par autrui. L'être-là est d'abord là et est facticement, comme manifestation brute du Là dans lequel il s'insère, avant de pouvoir s'assumer comme être-jeté-là, jeté à l'existence sans commencement ni fin autre que celle qu'il se donnera. Cela n'est pas sans rappeler la théorie freudienne de la formation de la psyché, à partir d'une intériorisation de la morale d'abord comme Idéal-du-Moi puis comme Surmoi, dont la Loi se fait tyrannie tant que le sujet ne se l'est pas appropriée en un geste « est-éthique » de réécriture que nous aurons à expliciter.
Chez Heidegger, la révélation au Dasein de sa condition d'être-jeté sonne comme un Appel à l'appropriation de cet être-jeté : puisqu'il est jeté à l'existence sans que cela ait un sens, il appartient au sujet de se donner à lui-même un sens, entendu comme signification et direction – c'est à dire de définir le Sens de son existence.
Comment le sujet vient-il à l'authenticité de son être, c'est à dire à une capacité de se redéfinir plutôt que de subir passivement les déterminations que lui imposent l'Autre à travers la place qu'il occupe dans la structure sociale, culturelle et historique ? Paradoxalement, nous indique Ricoeur, c'est par la Rencontre de l'autre – ce même autre à la tyrannie duquel, originairement, Dasein est soumis.
Seul l'autre en effet, en tant qu'il diffère de moi, peut me permettre de porter, à travers son propre regard, un regard critique sur moi-même, autorise une distanciation, m'ouvre à la réflexivité. Il y faut un jeu permanent de distanciation et de retour à soi, une dialectique infinie de l'identité et de l'altérité. Socrate déjà faisait du dialogue la condition d'un dépassement de ses illusions et présupposés qui permette d'accéder à une certaine liberté d'esprit, et l'on connaît l'importance qu'a prise la dialectique chez Platon – qui lui donne, toutefois, un tout autre sens. Dans la tradition analytique, Ph. Pettit, pour ne citer que lui – mais bien d'autres pourraient venir en renfort de cette démonstration – fait de l'accès au langage, donc de la relation à l'autre, la condition de la réflexivité et donc de la liberté. Pour en revenir à la Psychanalyse, mentionnons Slavoj Zizek, qui montre comment le stade du miroir lacanien suppose en fait un jeu de réflexions complexe qui m'amène à redéfinir mon action en observant les effets qu'elle a sur celles d'autrui, c'est à dire à travers le regard que je porte sur le regard que l'autre porte sur moi. L'autre est condition d'une réflexion : littéralement, il me réfléchit. Et cette réflexion me rend capable de modifier mes croyances et mes stratégies, mes actions, et ainsi d'échapper à la place qui m'était destinée en vertu de mon inscription au sein d'un espace social, historique, culturel et familial prédéfini, prédéterminé.
L'Autre, quant à lui, est condition nécessaire d'une telle distanciation : Gadamer montre assez bien en quoi le langage constitue autant une appartenance indépassable, la première de nos appartenances – nous pouvons certes échapper dans une certaine mesure aux limites imposées par notre langue, en en apprenant une nouvelle, mais nous ne saurions échapper au langage, sortir du cercle du Signifiant, être autres que des êtres de langages – et la possibilité d'échapper à nos autres appartenances. Une telle idée fait écho au débat qui oppose depuis longtemps Libéraux et Communautariens, et duquel il ressort la possibilité pour les agents de redéfinir leurs appartenances communautaires – mais seulement dans certaines limites et à certaines conditions, notamment de réflexivité (critiques).
Ricoeur développe l'herméneutique gadamérienne dans une direction critique : pour lui, il est clair que la distanciation ne peut être infinie – nous sommes toujours pris dans des appartenances que nous ne reconnaissons pas. Aussi nous faut-il toujours venir à la rencontre de l'altérité la plus authentique afin de nous dépasser dans une réinterprétation perpétuelle de nous-mêmes qui nous permette d'échapper à ce que l'on est (notre identité close) pour venir à ce que l'on peut-être et définir ce que l'on veut-être (l'identité ouverte). Pour reprendre un concept que Derrida développe à partir des réflexions heideggeriennes : la déconstruction de soi est toujours à produire, à jamais inachevée. Si le sujet n'a pas d'origine – uniquement un commencement – il n'a pas non plus de fin – uniquement une conclusion – au sens où cette fin, comme finalité, est toujours à définir. Le cercle du Même est toujours à briser, et ne peut l'être que par l'ouverture, l'altérité en tant qu'elle autorise, de par son point de vue extérieur, la réflexivité.
Pour que l'Homme vienne au monde, il faut ainsi que d'une consubstantialité originaire procède une séparation qui permette la re-liaison, la relation, le sujet trouvant en sa propre division la possibilité de se re-lier au monde, d'entrer en relation avec autrui. Winnicott a très bien montré que l'enfant vient au monde dans un état d'indifférenciation première, condition requise pour qu'il fasse l'expérience d'une séparation qui l'institue, ainsi que le disait Freud, comme sujet de la division – c'est à dire le sujet de l'Inconscient au sens où Lacan le confirme comme sujet traversé par un langage dont l'essence est de faire coupure. Le langage, en effet, est ce qui vient déchirer le Réel, rompre l'immédiateté du rapport qu'entretient l'animal au monde pour instituer l'Homme dans la culture. Il efface le Réel, produisant un espace vide dans lequel le Signe puisse venir s'articuler, permettant la création comme jeu. Le Réel y fait trou comme le vide donne corps au vase, jouant pour l'existence humaine comme activité créatrice, pour la culture, le rôle que joue le vide dans ce jeu dit du « pousse-pousse », dans lequel la mobilité des lettres n'est permise que parce que l'une a été retirée. C'est ce vide qui permet le mouvement de l'ensemble et la création de mots.
Ainsi, c'est sur un tel vide primordial, un rien dont l'Absence permet la présentification comme Autre, que s'institue le parlêtre – sur un manque originaire qui est manque de l'Autre et appelle à se chercher en l'autre,manque qui seul permet le langage comme effort impossible pour le combler, donc horizon infini.
Le langage, comme cet Autre qui m'institue en mon identité subjective, est ce qui par sa non-coïncidence avec le Réel qu'il prétend décrire, par la non-adéquation du mot et de la chose, vient rompre l'enfermement du même en lui-même, rompt la clôture ontologique de cette identité qu'il produit, introduisant une dynamique. C'est parce que le langage occulte ce qu'il (re)présente, nomme la chose en en soustrayant l'essence, ne peut dévoiler, montrer que ce qu'il voile, présentifier que ce qui s'est absenté, qu'il permet d'introduire une mobilité, un jeu de va et vient entre identité et altérité qui permet de fonder le sujet comme ce « Jeu suis tu », de produire l'existence comme ex-tase. Brisant cette identité factice de l'Homme, il l'engage à devenir un être-pour-la-mort qui ne se suffit de sa propre vie, qui a à constituer sa propre identité en vue de sa fin.
Si le langage est sans fin, il n'a pas non plus d'origine : aussi loin que l'on remonte, il est toujours institué d'un rapport plus ancien et déjà occulté de l'Être au Réel. La présence de l'Homme au monde est fondamentalement absence du monde en soi, qui permet sa présentification par l'action du Signifiant, comme nœud du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire – ce n'est que parce que le Réel est Absence que cette absence peut se re-présenter, perdant dans l'opération son caractère en-soi, d'Absence, pour devenir présence de l'Homme au monde et du monde à l'Homme, pour-soi. Cette Absence qui est à la fois celle d'un fondement originaire et d'une capacité à se fonder hors de la relation à autrui, uniquement de soi-même, est subjectivement vécue comme une perte qui transparaît dans l'universalité du mythe de l'Âge d'0r, ou du Paradis perdu. Nous éprouvons cette perte, subie comme une frustration, qui est perte non de quelque chose mais d'un rien-en-soi. Le sentiment de la perte qu'exprime symboliquement le mythe universel du paradis perdu (Genèse...) et de la déchirure d'une Totalité primordiale entièrement close sur elle-même (par exemple, dans la Théogonie d'Hésiode), est celui d'une absence toujours-déjà présente, de ce qui est toujours déjà perdu, c'est à dire ce qui toujours fait défaut – précisément parce qu'à son égard l'Homme est en excès. Il s'agit d'un défaut qui n'est pas un rien absolu mais bel et bien un manque dont nous éprouvons la présence comme tel. Frustration d'un Sens qui est toujours-déjà à la fois là et à produire : le monde a un sens dont nous héritons d'une origine immémoriale, par une filiation sans point de départ, et qui en même temps n'est jamais achevé, ne se donne jamais comme Absolu mais comme quelque chose qui toujours est à redéfinir. La révélation produite par ces mythes de ce que le sujet ne peut jamais se suffire de lui-même est en effet aussi celle de ce que l'être-humain, ne pouvant se constituer comme Totalité close sur elle-même, ne pourra jamais combler le vide qui est au cœur du langage et qui seul permet son usage. Ce n'est pas en effet tant l'Homme qui maîtrise le langage, que le langage qui maîtrise et produit l'Homme, et s'exprime à travers lui. Ce que Lacan exprime en indiquant que « l’enfant à naître est déjà, de bout en bout, cerné dans ce hamac de langage qui le reçoit et en même temps l’emprisonne. » Gadamer fait cette même constatation que le langage, cette faculté qui nous permet d'échapper à nos appartenances en les questionnant de manière réflexive, constitue aussi cette appartenance originaire à laquelle nul ne peut jamais échapper.
La quête de l'identité, de l' ipséité, passe ainsi par la rencontre de l'Altérité. Il faut que l'autre diffère en même temps qu'il me ressemble, pour que je puisse puiser en cette étrang(èr)eté le matériau de ma propre transformation, et advenir comme sujet à partir de mes déterminations. Sans une telle étrang(èr)eté, je suis condamné à la répétition du même, c'est à dire au destin fixé par mes déterminismes. La nécessité d'une réflexivité critique que produit la non-adéquation du même au même, la coupure originaire du Réel, institue l'altérité comme condition de l'identité subjective, comme condition humaine.
Cet existential, cette loi fondant la condition humaine, qui n'a nul besoin de s'écrire en ce qu'elle est éternellement inscrite dans la structure de l'Être-Homme qu'elle institue comme tel, s'exprime dans l'interdit universel de l'inceste comme refus d'une clôture mortifère du même. Ce tabou n'est pas à entendre au sens strictement biologique d'une interdiction de se reproduire avec sa parenté directe, mais comme l'injonction faite à l'Homme par son humanité même de s'ouvrir à l'autre. C'est lui qui exhorte le parent à faire le deuil de son fantasme de survivre à travers son enfant, en le sommant de laisser ce qui procède originairement de son identité – par la reproduction – venir à l'altérité. Un refus de se soumettre à cet interdit sera dès-lors, non seulement la négation de la subjectivité de l'enfant, réduit au rôle de rejeton, mais encore un déni de son propre caractère d'être-pour-la-mort qui interdit de s'approprier, de réaliser, sa vie.
C'est ce que nous révèle la Théogonie d'Hésiode, à travers le récit mythique des origines qui met en scène la naissance d'Éros. Il nous y est présenté une genèse en trois temps, à travers la triade divine primordiale Chaos / Gaïa (la Terre) / Éros (l'Amour). Si Chaos et Gaïa forment une divinité unique à deux visages qui n'a fait l'épreuve d'aucune différenciation, d'aucun manque, Gaïa naissant de la déchirure de Chaos sans qu'aucune altérité n'y prenne part, avec Éros apparaît la reproduction sexuée qui se distingue de la coupure parthénogénétique originaire, cette reproduction du Même qui ne doit rien à l'autre. Avec Éros apparaît la possibilité pour le Même de différer, se manifeste la multiplicité jusque là latente, qui était recouverte par la clôture d'une identité fermée à l'altérité. Éros ouvre la possibilité d'une altérité qui vienne enrichir l'identité, esquisse la possibilité d'une identité « ouverte ».
Éros permet ainsi la manifestation de la Multiplicité qui séjournait en l'unité primordiale. En ce sens, c'est la subjectivation qui peut désormais se produire. Ce qu'engendre le Même par mimèsis ne peut en effet venir à la filiation, ne peut apparaître comme descendance : «Sitôt que l’un d’eux naissait, tous autant qu’ils étaient, il les cachait, sans les laisser venir à la lumière, au profond de la cachette de la Terre.» (155)2 et « il fallait qu’il pût la cacher, l’envelopper entièrement » (120)3. Ceux qui procèdent de la parthénogénèse/mimèsis, ne naissent que de la reproduction à l'identique du Même, ne viennent pas à l'existence, ne sont pas institués en une identité subjective, altérité posée comme différente de l'entité qui les a produits – ils demeurent prisonniers d'une indifférenciation, sont indistincts.
L'Arkhé (origine) ne constitue donc pas chez Hésiode une plénitude accomplie mais à l'inverse un excès chaotique (Chaos double de Gaïa) qui « manque du manque » nécessaire à l'engendrement filiatif, à l'institution des Fils et des Filles comme Autres. Complets, en excès, les divinités primordiales ne peuvent faire l'expérience du manque de l'Autre qui appelle à se compléter dans la rencontre de l'altérité et du langage. Ils n'ont accès ni à l'Autre, ni à l'autre. Ainsi ne peuvent-ils procréer. Ils se confondent avec le chaos que constitue un Réel encore non organisé par le langage, qui dès-lors ne peut différer de lui-même – ils n'ont fait l'expérience de cette inadéquation du langage avec le Réel, d'un trou dans le Réel qui puisse constituer un appel à ce que l'Autre vienne le remplir.
Cette toute-puissance excédentaire d'un Même toujours identique à lui-même est rompue lorsque Kronos émascule 0uranos. Cette coupure se distingue de celle, parthénogénétique, de Chaos divisé en Chaos/Gaïa et de Gaïa en Gaïa/0uranos, en ce qu'elle sépare le Même de son attribut essentiel : sa complétude, l'ouvrant à l'altérité. Désormais, l'identité ne coïncide plus avec elle-même, avec le Réel : elle a besoin de se compléter de l'Autre. Cette coupure qui fonde l'entrée de l'Homme dans l'humanité constitue l'institution de l'altérité qui est celle de l'individualité : l'identité est ce qui accueille au cœur d'elle-même un manque qui la distingue d'une plénitude indifférenciée.
La naissance (de la semence d'0uranos) d'Aphrodite, d'Éros et d'Himéros (Désir) constitue un moment charnière : apparaissent la beauté/séduction, l'Amour et le Désir, c'est à dire la différenciation sexuée, qui ne procèdent ni complètement du Même ni encore tout à fait de son ouverture à l'altérité, mais instituent par leur venue au monde cette ouverture même de l'identité à la différence qui peut la fonder comme individualité, à la subjectivation. Éros est « un moyen terme entre mortel et immortel. ». (202d)4, c'est à dire un trait d'union entre le Plein et le Manque.
Éros est ce qui va unir ce qui est désormais séparer, et ne pourrait être réunit sans avoir fait au préalable une telle expérience de la séparation. L'épreuve du manque inaugure ainsi la quête de l'altérité qui ouvre à la différenciation. Parce que l'identité s'ouvre, peut différer d'elle-même en se cherchant dans l'autre, elle peut désormais venir à la subjectivation, réalisant dans cette rencontre de l'autre son individuation. C'est en effet en l'Autre que le sujet va trouver ce qui va le constituer comme authentiquement lui-même et le différencier de ses parents, lui permettre d'échapper à la simple reproduction comme production d'une causalité déterminée. En se produisant lui-même dans la rencontre de l'autre et par l'Autre, le sujet se fait lui-même autre que le simple rejeton de ses parents.
Il est ainsi significatif que Platon (Le banquet, 202,203) affirme une filiation entre Amour et Pauvreté (Pénia) : le divin seul ne connaît point l'Amour, car il ne souffre du manque, et ce manque de manque ne lui donne pas accès au besoin de l'autre/Autre, le ferme à la quête de l'altérité. Éros est une figure démonique né de Pauvreté et Ressources (Poros), assurant la rencontre, l'union des antonymes. Platon fait dire dans Le banquet à Aristophane que l'Amour est la recherche de sa partie manquante (Aristophane, dans le Banquet). Diotime le corrige : ce qu'on cherche est sa plénitude perdue. C'est ainsi le manque qui vient rompre l'adéquation du sujet avec lui-même qui l'ouvre à la quête de l'autre, quête de l'autre qui n'est rien d'autre que la quête de soi à travers l'Autre. L'identité est ainsi un chemin d'exil, une terre à jamais perdue et que l'on cherche désespérément en l'autre. La quête du Bien, du Beau, est alorscomprise comme recherche de la plénitude (l'Idée de l'Un dont procède tout Eidos, comme le précisera Plotin).
L'enfantement (qui correspond aussi à la création d'une œuvre) naît de cette quête du Beau comme recherche d'une plénitude perdue : la création artistique procède du tragique, de la condition d'être-pour-la-mort qui est celle de l'Homme - qui en fait celui que sa fin appelle, et qui l'appelle à se déterminer en vue d'elle, à donner un sens à sa vie à partir de sa conscience de la mort. Cette condition tragique qui est condition du sublime caractérise la structure existentiale d'un être-humain qui porte en son cœur un manque constitutif - manque d'un fondement, manque de soi-même, de sa propre adéquation et son autosuffisance. L’Éros philosophique, qui s'enracine dans la Maïeutique socratique, est l’art d'accoucher le Logos portant à la connaissance du Beau, c'est à dire de l’Être comme Bien, plénitude. 0r une telle plénitude toujours se dérôbe, et c'est cette dérobade toujours réitérée qui fonde la pratique artistique comme poursuite éperdue, recherche sans fin, une oeuvre qui ne débouche sur rien d'autre que sa propre démarche, et ce faisant ouvre le monde.
La (pro)création comme accouchement du Beau est, dit encore Diotime « tout ce qu’un mortel peut obtenir d’éternité et d’immortalité. Or, le désir de l’immortalité découle forcément de celui du bien, s’il est vrai, comme nous l’avons dit, que l’amour tend à la possession perpétuelle du bien. La conclusion nécessaire de ce raisonnement est que l’amour a également pour objet l’immortalité. » (207a)5 Cette notion d'âme immortelle est récurrente chez Platon, et plus généralement chez les Antiques. C'est cette quête de l'immortalité qui va, paradoxalement, conduire le guerrier hellénique loin de ses terres natales, au combat, à se porter au devant de la mort.
Vernant propose du discours d'Aristophane la synthèse suivante : « déchiffrer Éros, c’est poser : 1⁄2 + 1⁄2 = 1. Tout homme n’étant qu’une demi-part d’être, s’il lui arrive de rencontrer sa seconde moitié, le voilà comblé autant qu’il est possible ; pour lui, plus rien à désirer : devenu un entier parfait, il le dispute en félicité à la béatitude des dieux. »6. Mais une telle addition équivaut en dernier ressort à l'infertilité d'un auto-érotisme, puisque c'est au final toujours le Même qui s'aime et se trouve dans l'Amour : l'Éros est toujours en ce sens un auto-Éros ou un homo-Éros, mouvement homéostatique, par lequel l'Homme en déséquilibre tend à un retour à l'homogénéité pleine et stérile des origines.
A l'inverse, la formule que pose Diotime est du type : 1 + 1 = 3, Éros permettant à partir de la rencontre de deux êtres qui diffèrent essentiellement d'en produire un troisième, également différent : de la rencontre de deux altérités naît une troisième, le mouvement de différAnce (Derrida) permettant la constitution d'une identité subjective, d'une individualité. Dans cette équation, les deux premiers se réalisent perpétués : ils se réalisent dans le troisième terme en se conservant comme premier et second – pour autant, leur rencontre les transforme, de sorte que l'identité de chacun ne se préserve que dans son ouverture à l'altérité.
Éros procède ainsi de la coupure originaire de l'Être qui fonde dans le manque éternel, la perte toujours-déjà là d'une complétude, le besoin de se compléter de l'autre et de l'Autre. Il y a au cœur de la re-liaison une division primordiale. Éros n'existe que parce qu'existe Thanatos, que parce que l'Être fait l'épreuve de la séparation, est jeté à l'existence toujours au-delà de lui-même, de la clôture de son identité. La rencontre de l'autre est ce qui dévoile au sujet l'impossibilité de son autosuffisance, et qui dévoile et ouvre au coeur de cette finitude révélée l'infinitude de l'être : son inachèvement, le caractère projectif d'une ek-sistence qui ne se réalise qu'en se dépassant, comme ek-stase, en répondant à l'Appel de l'Autre. Cet Appel peut prendre des contenus divers, mais sa structure demeure la même : il dit "Tu es sans fin, je te complète mais ne t'achève pas, tu as à te déterminer toi-même à partir de ce que je te donne, en vue de la seule fin que peut connaître ton ek-sistence - la mort". Jeté à l'existence, le sujet l'est en effet de prime abord et depuis toujours sans raison, et toujours-déjà pour la mort – ce qu'il découvre en l'autre et qui l'appelle alors, c'est l'écho de sa propre mortalité qui l'invite à se saisir de sa vie. Car si le mourir ne se vit qu'à la première personne, par définition la mort ne se peut percevoir que lorsque elle touche autrui - celui qui est mort ne sait pas qu'il est mort. L'épreuve de la perte de l'autre est ce qui me ramène à ma propre mortalité et ce faisant me rapporte à moi-même, me contraignant à opérer un effort compréhensif pour ramener à moi la mort, c'est à dire d'abord arracher à l'autre l'évènement particulier que constitue son décès pour appréhender la mort comme universel - existential : le mourir en tant qu'il fonde la condition humaine et fonde la possibilité d'une saisie de sa vie propre.
« Avoir conscience de la mort et penser ou raisonner, c’est tout un, puisqu’on ne pense qu’en quittant les particularités de la vie, et donc en concevant la mort. On ne fera pas que l’homme ignore la mort. On ne l’obtiendrait qu’en le ramenant à l’animalité ; encore serait-il un mauvais animal, s’il gardait conscience, puisque la conscience suppose le pouvoir de prendre recul à l’égard de toute chose donnée et de la nier. » – M. Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel », in Sens et non-sens, Nagel, 1961 (1948), p.115-118.
L'Homme se distingue de l’animal qui vit sans distance, ne sait mettre de distance entre lui et sa vie, ex-ister au sens de se pro-jeter au devant de lui-même, parce qu'il fait l'expérience avec la Signification d'une mise à distance du Réel qui le coupe de sa propre essence. Il est dès-lors condamné à vivre sa vie comme une ex-tase, à répondre à ce qui, mettant une distance entre lui et le monde, l'appelle à se devancer lui-même dans un mouvement est-éthique. « L’homme ne peut accéder à l’universel que parce qu’il existe au lieu de vivre seulement. Il doit payer de ce prix son humanité. C’est pourquoi l’idée de l’homme sain est un mythe, proche parent des mythes nazis. »7 dit encore Merleau-Ponty : ainsi que l'écrivait Hegel, « L’homme, c’est l’animal malade ». « La vie n’est pensable que comme offerte à une conscience de la vie qui la nie. Toute conscience est donc malheureuse, puisqu’elle se sait vie seconde et regrette l’innocence d’où elle se sent issue. »8 Toute conscience se fonde sur un manque originaire, une coupure, une perte que révèlent les mythes. Toute existence repose sur le manque de l'autre, l'inadéquation du mot et de la chose qui est inadéquation de soi avec soi. L'identité est exil.
La vie n'est pas pleine mais quête tragique d'une plénitude irrémédiablement perdue car toujours illusoire. Elle n'est possible que parce qu'à travers l'autre, l'Homme fait l'expérience du néant.
La mort permet la vie en ce qu'elle appelle l'Être à se déterminer en vue de sa fin. La mort n'est pas une fin mais un commencement qui détermine l'ex-istence. « La mort est conscience de la vie », dit encore Merleau-Ponty, se référant à la dialectique hegelienne : la pensée de la négativité qui vient mettre en branle la positivité de la vie pour produire la dialectique de l'existence comme dépassement d'une vie qui ne serait que biologique, comme dépassement dans la pro-jection de la facticité d'un être toujours-déjà jeté à l'existence, mais qui a à s'approprier cet être-jeté pour en déterminer la destin-ation.
Selon Hegel, la mort est négation de tout être particulier donné, ce en quoi son concept est celui d'une conscience de l'uniersel. Pour passer de cet universel encore vide ou abstrait, il faut le rapporter à son existence singulière. En cela, fait remarquer Merleau-Ponty, nous ne pouvons concevoir le néant que sur un fond d’être, ou comme dit Sartre, sur fond de monde. L'expérience de la mort comme négation de la vie se conçoit sur fond de vide, mais ne s'éprouve que par contraste avec la vie à laquelle elle vient donner une fin, qu'elle nous appelle à s'approprier. Ainsi, si la vie se donne en référence à la mort, la mort ne se donne elle-même qu'à travers l'expérience de la vie. Vie et mort se tiennent ensemble comme négation de l'éternité pleine, complète en elle-même, Totalité vide de sens dont ne procède rien tant que la dialectique d'Éros et de Thantos n'est venu la déchirer.
L'expérience de la mort n'est jamais éprouvée à la première personne, nous dit Heidegger. L'on ne fait jamais l'expérience que de la mort de l'autre – et de cette mort perpétuellement renouvelée et pourtant toujours à produire de l'Autre comme sujet-supposé-savoir, ajoutera Lacan.
Il nous faut, dit Hegel, pour vivre intérioriser la mort, rendre concret l’universel abstrait qui s’est d’abord opposé à la vie. « Il n’y a d’être que pour un néant, mais il n’y a de néant qu’au creux de l’être. Il y a donc dans la conscience de la mort de quoi la dépasser. » (Merleau-Ponty) 0r, la seule expérience qui me rapproche d'une conscience authentique de la mort est celle d'autrui en tant que son regard me choséifie dans le même temps que le mien le réifie. Kant, déjà, nous mettait en garde contre l'illusion du « fanatisme moral » qui consisterait à ne voir en l'autre qu'une fin en soi, c'est à dire à ne lui reconnaître le droit à exister non seulement dans le règne des fins mais aussi dans celui des moyens qui est l'existence concrète dans le monde sensible. Chaque conscience est donc non seulement à elle-même sa propre fin – ou plutôt, a à l'être – mais encore un moyen pour autrui. Ce n'est qu'à partir de ce rapport utilitaire qui néantise l'Être que l'Être peut s'approprier pour constituer sa propre fin. Mais si l'on suit Kant, l'Homme n'est pas non plus – contrairement à ce que pensait Hobbes – seulement un moyen pour l'Homme : il s'agit dans la vie morale de toujours considérer la personne d'autrui comme la sienne propre à la fois comme un moyen et comme une fin. L'autre est toujours pour moi à la fin moyen et fin, et je suis toujours pour lui à la fois fin et moyen. D'un même geste, nous nous reconduisons l'un l'autre au néant en nous appelant à l'existence. Je ne peux éprouver l'autre comme une menace pour ma vie, et ainsi prendre la mesure de sa valeur, qu'en étant par son regard réduit à un objet, mais cette réduction n'est possible que parce que je suis toujours-déjà, d'abord, sous ce regard un sujet. « La conscience du conflit n’est possible que par celle d’une relation réciproque et d’une humanité qui nous est commune. Nous ne nous nions l’un l’autre qu’en nous reconnaissant l’un l’autre comme consciences » écrit encore Merleau-Ponty.
« Cette négation de toute chose et d’autrui que je suis ne s’accomplit qu’en se redoublant d’une négation de moi par autrui. Et de même que la conscience de moi-même comme mort et néant est menteuse et renferme l’affirmation de ma vie et de mon être, de même ma conscience d’autrui comme ennemi renferme l’affirmation d’autrui comme égal. Si je suis négation, en suivant jusqu’au bout ce qu’implique cette négation universelle, je la vois se nier elle-même et se transformer en coexistence. Je ne puis être libre seul, conscience seul, homme seul, et cet autre en qui je voyais d’abord mon rival, il n’est mon rival que parce qu’il est moi-même. Je me trouve en autrui, comme je trouve la conscience de la vie dans la conscience de la mort. Parce que je suis depuis l’origine ce mélange de vie et de mort, de solitude et de communication qui va vers sa résolution. » – M. Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel », in Sens et non-sens, Nagel, 1961 (1948), p.115.
C'est ainsi que la dialectique du maître et de l'esclave aboutit, chez Hegel, à l'émancipation de l'esclave. Car, réduit à une fonction utilitaire par le maître, il se trouve du même coup reconduit à son état d'être-sujet en tant que, travaillant, il transforme le monde et se trouve par lui transformé. A l'inverse, le maître se trouve prisonnier d'une clôture mortifère, coupé du monde dont il ne peut saisir la transformation jusqu'à s'en trouver proprement dépassé. L'Aufhebung hegelien s'accomplit alors comme renversement du maître par l'Histoire elle-même, ainsi que l'a compris Marx. L'Histoire s'institue ainsi comme une dialectique de l'activité et de la passivité, dialectique existentiale dans laquelle ce qui vit et agit finit par triompher de ce qui gît, mais uniquement parce que ce qui gît l'a mis en branle. Lacan se référera également à la dialectique du maître et de l'esclave, dont il tirera sa théorie des quatre discours.
« Ce qu’il faut reprocher aux idéologies nazies, conclu Merleau-Ponty, ce n’est pas d’avoir rappelé l’homme au tragique, c’est d’avoir utilisé le tragique et le vertige de la mort pour rendre un semblant de force à des instincts pré-humains. C’est en somme d’avoir masqué la conscience de la mort. »
Pour les peuples antiques, Thanatos n'était pas la figure mortifère d'un néant absolu mais une figure de vie qui régnait sur un autre-monde. La mort n'était pas une fin mais un passage vers une autre vie, et le souvenir des morts était exalté par la remémoration des actes qu'ils avaient accomplis, les maintenant vivant dans le souvenir des vivants autant que dans la croyance en une vie après la mort. En ce sens, Thanatos était considéré comme une énergie de vie.
« Les anciens ne trouvaient pas leur consolation dans le malheur ; on se consolait de la mort d’un homme avec les emblèmes de la vie, par les jeux les plus énergiques, en le louant d’avoir subi une infortune légère ou nulle, d’être mort pour la patrie, pour la gloire, pour des passions vives, d’être mort, pourrais-je dire, pour la vie. Leur façon de se consoler de la mort ne tenait pas dans la mort, mais dans la vie. » (Giacomo Leopardi, Théorie des Arts et des Lettres, édition thématique du Zibaldone, tome III, édition établie et traduite par Joël Gayraud, Editions Allia, Paris, 1996, p. 19.)
Dans la mythologie hellénique, deux figures thanatiques se trouvent rassemblées par un lien de fraternité : la Mort est conçue comme triade Thanatos – Hypnos – les Songes, créatures obscures engendrées par la Nuit, qu'Hésiode présente comme des divinités effrayantes. Si le Sommeil est divinité bienveillante régnant sur la Terre, baignant les vivants dans une douce torpeur et nes relâchant au lever du jour, Trépas est une divinité impitoyable, gardant tout être dont il a fait sa proie, « en haine même aux dieux [immortels] » (Hésiode, op. cité, p. 131.) 0n retrouve cette association du Sommeil et de la Mort chez de nombreux poètes au cours de l'Histoire car, comme le relève Léonard de Vinci, l’homme doit prendre garde à ne pas « vivant, se faire par le sommeil semblable aux tristes morts ».
La représentation que donne Hésiode de la mort n'atténue ainsi en rien son implacable et terrifiante réalité : elle est une divinité cruelle, privée de la moindre clémence qui capture implacablement les hommes et n'engendre que haine. Hypnos, frère de Thanatos, bien que clément, porte alors lui aussi une part ténébreuse, puisque ce lien de fraternité implique une appartenance commune. Il est donc simultanément clément et effrayant.
A l'inverse, chez Homère, qui noue de manière plus intime Hypnos et Thanatos par un lien gémellaire qui tend à fondre en un ces deux divinités, la mort se montre plus clémente voire obligeante, se pressant de transporter les dépouilles des défunts en leur patrie d'origine pour qu'ils pussent trouver le repos éternel. Repos : voilà un terme qui lie sémantiquement Sommeil et Mort.
Chez Hésiode, en revanche, Hypnos et Thanatos se dévoilent par contraste, par la différenciation qui s'opère entre eux, désignant le premier comme une divinité apaisante, et le second comme un dieu impitoyable et ténébreux. Néanmoins, ces deux créatures demeurent articulées par leur lien fraternel qui les unit encore aux Songes et à la Nuit.9
Les représentations poétiques ultérieures, tantôt accentueront le contraste, tantôt insisteront sur la co-appartenance essentielle de la Mort et du Sommeil. Selon Clémence Ramnoux, « [o]n peut difficilement tracer une évolution du thème. Mais on peut sans risque de se tromper parler d’une hésitation de la sensibilité »10 suivant les artistes, les diverses époques, et les pensées conservatrices ou bien populaires. Il y a à travers l'Histoire et les civilisations une oscillation de la sensibilité, variation illustrant l'ambiguïté fondamentale d'Hypnos et Thanatos, à la fois Repos et Disparition, tout autant perte de soi que retour à soi, le sommeil étant ce moment durant lequel, coupé du monde, l'on se retrouve en son propre sein.
Thanatos apparaît ainsi comme fondamentalement ambigu. Il n'est pas la figure d'un néant absolu, pas plus qu'Éros ne constituerait quelque plénitude de la vie absolue – au contraire, il ne s'institue comme puissance de vie qu'en déchirant la vie ; Mort et Amour ou Vie (Freud désigne par Éros la pulsion de vie) n'ont d'existence que relativement l'un à l'autre. En d'autres termes, la vie ne peut se réaliser comme existence que parce que la mort vient la trouer, la déchirer dans la plénitude de son être-animal pour instituer la culture sur cette coupure – et inversement la mort n'est mort que parce que la vie la donne à la conscience comme fin, sans quoi elle ne serait qu'extinction, simple arrêt du corps. Vie et mort prennent leur sens et ne sont instituées par ce sens comme ce qu'elles sont – comme existentiaux – que parce qu'il est possible de les référer l'une à l'autre, non seulement conceptuellement mais encore en éprouvant dans le rapport à autrui et dans l'Autre leur nouage dans ce qu'il a de plus affectif, en ce qu'il fait pour nous sens.
Si Thanatos est lié au Sommeil, c'est aussi parce que dans la sommeil nous ne sommes pas présents à notre existence, à notre vie. Celui qui sommeille et qui songe est bercé dans l'illusion quand celui qui s'éveille naît comme philosophe en se rendant présent au monde, s'investissant de la sagesse comme activité de l'esprit qui regarde, se rend attentif à la signification ontologique de la présence ici-et-maintenant, ontique. Si le dormeur ne voit pas, parce qu'il a les yeux clos, il appartient à l'Homme d'ouvrir ses yeux sur son propre regard. B. Salignon relève ainsi que l'homme endormi est celui qui n'est pas présent à sa propre présence au monde, au sens ontologique de l'il-y-a (esti) comme être-en-aval du ici et maintenant de la présentification de l'étant. Être au monde, pleinement, est être présent (éveillé) à son être-au-monde, percevoir par delà l'immédiateté du donné de l'étant-sous-la-main la réalité phénoménologique de la venue de l'Être à ce ci-devant. C'est à dire se rendre attentif à la vérité de l'existence comme ex-tase.
Ainsi de l'allégorie platonicienne de la caverne, qui marque ce que l'accès à la vérité ontologique de l'ex-istence suppose une activité (dialectique) du sujet qui ne doit pas rester au repos mais a à se projeter au delà de la caverne pour y revenir ensuite et la regarder avec les yeux neufs, désormais dessillés, de celui qui a contemplé l'Être dans la pleine lumière de la présence au monde. Mais Heidegger nous met en garde contre l'interprétation classique qui voudrait que la sortie de la caverne nous donne à voir l'être-en-soi comme amoncellement d'Eidos, choses en soi abusivement prises par la métaphysique classique pour l'Être des choses, quand la choséité n'est que l'étantité de l'étant – ce qu'il y a dans l'étant de plus étant, et donc de moins essentiel. Non, nous dit Heidegger : ce qui se donne à voir dans la sortie de la caverne, est la condition existentiale de l'Être-Homme comme Dasein, être-là : comme clairière de l'Être. Dans la clairière en effet, ce qui apparaît est la présence de la lumière qui donne à voir, plus que les choses vues par la réflexion qu'elles en produisent et qui du même coup masquent ce qu'est la lumière en soi. Ce qu'il y a là à voir, c'est ce que le langage traverse l'Être : il est le transcendantal par excellence, qui par essence n'atteint l'Être qu'en le voilant car il ne montre jamais que par un jeu réflexif qui occulte ce dont il donne à voir le reflet. Le langage ouvre l'humanité comme clairière de l'Être en perçant la canopée du Réel tel un rayon de soleil qui ne peut montrer que ce qui le réfléchit et, s'en imprégnant, perd son être-pour-soi pour devenir un être-pour-moi – ou plutôt un être-pour-nous, car ce que transcende avant tout le langage, c'est la subjectivité qu'il fonde dans l'intersubjectivité d'une communauté de parole qui l'institue comme telle. Éclairer, c'est en effet révéler, mais révéler au sens de permettre de voir non le monde tel qu'il est mais tel qu'il apparaît sous la lumière, coloré, teinté par elle, et ainsi toujours nous échappent tant la vision du monde sans lumière que celle de la lumière « pure ». Ne peut alors jamais apparaître comme telle une hypothétique chose en soi, dont Fichte nous dit à raison que si elle se donne toujours à un Moi, alors c'est qu'elle n'est pas en tant qu'en-soi, pas plus que ne peut être révélée par le langage la vérité du langage, de ce que c'est que le langage – nous contraignant à n'en parler que par détours et à recourir au récit mythique – mais ce qui a à se révéler est la mondanéité même du monde en tant qu'il est monde vécu, signifié et parlé, comme être-pour-le-sujet, qui institue du même coup ce dernier comme être-pour-le-monde, être-là et être-là-avec.
L'Homme ne rencontre l'Être que parce que le langage le lui présente, et ainsi à travers ce que le langage lui en laisse voir. De même ne perçoit-il le langage qu'à travers ses effets. Ce que dé-voile l'A-léthéia, c'est que tout est toujours-déjà voilé. C'est cette occultation (oubli : léthé) qui fonde le langage que le langage occulte à chaque fois qu'il prétend montrer. Tout ce qu'il montre, il en occulte la présence comme Absence par l'acte même par lequel il le présentifie, le re-présente.
C'est donc la nature dialectique de l'existence qui se manifeste comme manifestation au delà de ce qui par elle est manifesté. C'est ce voir véritable, qui est une activité de l'intellect, auquel doit s'ouvrir et se former l'honnête-homme. Ce voir authentique n'est rien d'autre que la réalisation de cet être qu'est l'Homme comme étant pour lequel il en va en son être de son être même – c'est à dire : comme ex-istence.
Clément d’Alexandrie avant Platon transmet cette idée émise par Parménide d’Elée au fragment III : « Car même chose sont et le penser et l’être. » (Jean-Paul Dumont, Les écoles présocratiques, op. cit., p. 348.)
« Si l’être de l’homme est pensé dans la direction de l’existence, c’est qu’il est en même temps pensé essentiellement. Comme l’existence fait de l’homme cet être qui s’éprouve dans sa finitude, étant en mesure de savoir que le fond de toute existence se doit d’être référé à une représentation impossible (impossibilité parce qu’au fond de lui-même comme savoir inconscient), il éprouve que cette finitude est un accident nécessaire qui le décèle à la vérité dont il se réclame. » (B. Salignon, Parménide, op. cit., p. 45.) »
Le plus grand scandale du langage est qu'il fait oublier ce qu'il est scandaleux. S'il est ce qui permet de se ressouvenir, de dés-oublier (a-léthé : dé-voilement), il est aussi ce qui porte en son cœur la structure de l'oubli – oubli de l'Être.
C'est alors le rôle de l'art et du récit mythique que de dire ce que ne peut dire le langage, par évocation. L'art est pour Gadamer « précurseur du langage » : il exprime ce qui ne peut encore venir à la parole – sinon poïétique. Il s’agit de donner à voir, au sens plein, la différence, voire l’opposition comme ce qui permet de signifier la vie. Ce que révèlent les muses – dont la mère est Mnémosyne, indiquant ce que l'inspiration du poète est toujours d'abord un dés-oubli – c'est cette dialectique de la vie et de la mort, de l'amour et de la haine qui à la fois nous entraîne vers l'autre et nous en éloigne, nous en sépare et nous y identifie, l'inscrit en nous comme altérité et nous inscrit en lui, permettant un mouvement de différance. La séparation permet le rapprochement, la coappartenance à l'humanité permet la distanciation. Dialectique la distanciation et de l'appartenance qu'a parfaitement saisi Ricoeur, qui en fait le fondement de la subjectivation – à laquelle il pose toutefois une limite, son herméneutique s'assumant comme critique. L'institution par le sujet de sa propre existence en son authenticité ne peut en effet jamais être accomplie dans son entièreté, n'est jamais achevée : toujours il demeure en moi un fond d'étrang(è)reté qui m'appelle à le dé-couvrir en l'autre. Toujours le sens demeure à produire. Toujours il reste du Mystère à dévoiler, de sorte que l'art ne peut mourir – n'en déplaisent à ceux qui ont cru l'enterrer trop vit – mais qu'au contraire, toujours il a à naître.
La nature d'être-pour-la-mort qui est celle de l'Homme et l'institue comme être-au-monde, le fait producteur de Sens, se dé-voile dans l'articulation des pulsions de vie et de mort. Cette activité créatrice s'exprime dans l’œuvre artistique comme articulation d'Éros et de Thanatos qui dé-voile la mortalité au cœur de la vie et la vivacité du mourir. Elle nous rappelle à notre condition mortelle pour mieux nous exhorter à vivre, car écarter Thanatos ne serait certes pas quitter les bras d'Hypnos, mais à l'inverse perdre la capacité à nous éveiller. C'est pourquoi Freud remémore à ses lecteurs le vieil adage : Si vis pacem, para bellum – si tu veux maintenir la paix, arme-toi pour la guerre. Mais il s'empresse de le reformuler : Si vis vitam, para mortem – si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort. (Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1989, p. 40.)
L'art est ce qu'il y a de plus subversif en tant qu'il s'en prend à la vie et à mort, et, par delà, à l'inaliénable aliénation que constitue le langage lui-même. Il s'attaque à la représentation dont il dévoile la facticité, montrant que partout où il y a de l'Un, il y a en vérité du Multiple, et que tout multiple est Un, car divisé et donc en mesure de se re-lier. L'activité artistique s'en prend au scandale de la représentation en révélant que ce qui se (re)présente ne peut être présentifié qu'en tant que, du même coup, l’œuvre qui le fait advenir à l'ex-istence l'absente. Ce que dévoile le langage artistique, c'est que toujours ce que dévoile le langage, du même coup il le voile. L'art révèle ainsi la dialectique infinie du même et de l'Autre, la coupure essentielle du Réel, de l'Être, la distance de l'Être avec l'Être qui permet la venue à la culture, le langage, le jeu, la mobilité, par la non-adéquation du mot à la chose. Il révèle que la perte est toujours-déjà perdue et que, dès-lors, tout est à retrouver.
R. Magritte, La trahison des images, 1929.
N'étant plus aveuglé par le jeu des apparences mystifiantes – les songes – c'est à dire à présent éveillé, l'Homme saisit alors son existence comme dialectique d'Éros et de Thanatos, formant un tout inséparable, l'un ne se donnant que par sa référence à l'autre, par contraste. Paradoxe alors, en ce que ce tout formé par Éros et Thanatos est justement ce qui vient arracher l'Homme à la plénitude d'une totalité toujours-déjà perdue, en ce que cette dialectique inscrit à jamais l'Homme dans le manque, ou plutôt inscrit le manque en son cœur comme besoin constitutif de l'Autre (et de l'autre) – de l'altérité. Inscrit, encore, l'Homme dans le mouvement, qui n'est possible que parce que la vie anime, et que la mort donne à animer – on la fuit, on lui résiste ; toujours, l'on se définit à travers elle, en vue d'elle.
Ce mouvement rendu possible par le jeu dialectique de la vie et de la mort est la naissance toujours à ad-venir comme institution de l'identité subjective à partir de l'expérience de l'altérité, et de l'institution de l'altérité à partir de la rencontre des identités subjectives.
« Suivant chaque mouvement de sa vie l’homme, qui détient le savoir, envisage du regard
un vivre et mourir suivant l’axe de la naissance toujours renouvelée et celui de la mort
toujours renaissante. Selon la pensée de l’Ephésiaque, le vivre et le mourir se courtisent
inlassablement et forment le principe de l’Un. » – F. Malaval
Voilà ce que chantent les Muses ; voilà ce que raconte l’œuvre d'art.
L. Hautevelle-Garcin, Canari (collage, tryptique « Les rendez-vous manqués »), 2003
La représentation a toujours déjà manqué son rendez-vous avec le Réel : la chose s'est toujours-déjà absentée, il faut qu'il en soit ainsi pour qu'elle puisse être re-présentée.
L. Hautevelle-Garcin, Dame de cœur, 2003
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LHG, Mars 2013
1 M. Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel », in Sens et non-sens, Nagel, 1961 (1948), p.115.
2 Hésiode, Théogonie, La naissance des dieux, traduction, présentation et notes de Annie Bonnafé, précédé d’un essai de Jean-Pierre Vernant, collection dirigée par Lidia Breda, Rivages poche Petite Bibliothèque, 1994, p. 69.
3 Ibid., p. 65.
4 Platon, Le Banquet, traduction et notes de Philippe Jaccottet revues avec la collaboration de Monique Trédé, introduction, appendices, commentaires et index par Monique Trédé, Classiques de la philosophie, Le Livre de Poche, 1996, p. 87.
5 Ibid., p. 93.
6 Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne, Paris, Folio, 1996., p. 163.
7 M. Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel », in Sens et non-sens, Nagel, 1961 (1948), p.115.
8 Ibid, p. 115.
9 cf. le témoignage de Pausanias décrivant la peinture du coffre votif des Cypsèlides, relief peint faisant partie des trésors d’Olympie. Le texte de Pausanias indique la représentation d’une femme portant respectivement dans ses bras deux enfants jumeaux, (à droite un bambin blanc et à gauche un petit garçon noir) ayant tous deux croisés leurs pieds, l’un endormi, l’autre comme précise Pausanias (V, 18, 1) « ressemblant à un qui dort [...] Les inscriptions disent en clair, et on le devinerait bien sans elles, que les deux enfants sont Thanatos et Hypnos, avec la Nuit leur nourrice » (Pausanias in Clémence Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Éditions Flammarion, 1986, p. 56.) Une dispute eut lieu pour savoir lequel des deux enfants était Sommeil, et lequel était Mort. Cela ne fait pas consensus.
10 C. Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque, op. cité, p 53.