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« L’identité malheureuse », titre Alain Finkielkraut... Si ce court texte porte le titre inverse, c’est d’abord parce qu’il entend amorcer une réponse au dernier ouvrage commis par un intellectuel dont on se demande jusque où il creusera sa propre tombe idéologique. C’est aussi parce que la question qu’il s’agit ici de poser est celle de l’envers du discours de Mr Finkielkraut - ou de ses soubassements métaphysiques, épistémiques et anthropologiques : que recouvre, au juste, son concept d’identité ? 0u, comme dirait le vieux Badiou : de quoi Finkielkraut est-il le nom ?
Si l’identité défendue par Alain Finkielkraut est une identité malheureuse, c’est avant tout qu’elle est une identité close, repliée, recroquevillée sur elle-même, vivant dans la peur de l’autre. Mais Alain Finkielkraut semble avoir oublié ce que nous ont appris ceux qui furent pourtant ses maîtres, au premier rang desquels Ricoeur et Levinas : l’identité dépérit lorsqu’elle se referme sur elle-même. Elle ne se déploie qu’en se vivant à plusieurs. Elle se nourrit de la relation d’altérité, s’enrichit de l’autre, et ainsi dépasse les étroites limites qui lui étaient données – et qui, déjà, l’étaient par autrui : l’environnement familial et social immédiat, l'épistémè, la structure du discours dans lequel, toujours l'Homme vient. Aucun sujet ne se développe seul, toute réflexion se mène à deux, est par définition spéculaire. Ce qui ne se dépasse pas en s’enrichissant d’un apport extérieur se rabougrit et, ainsi que l'écrivait Debord, périt, à l'image de la pensée de Finkielkraut.
L'identité malheureuse, et après ?
Il y a, au fond, une confusion majeure quant au statut de l'oeuvre de l'intellectuel médiatique, et de son dernier - on l'espère pour lui autant que pour nous - essai en particulier.
Dans cet essai sur "l'identité malheureuse", Alain Finkielkraut - qui n'est, du reste, pas philosophe1 - ne prétend, pour une fois, pas faire oeuvre de philosophe : l'on n'y trouvera pas une ligne de réflexion sur le concept d'identité. Non, cette fois, c'est en sociologue qu'il se rêve, se fantasme devrais-je dire - ou peut-être plutôt en ethnographe : tout le livre ne fait que poser le constat, que tous nous avons déjà fait, que de plus en plus de nos compatriotes ont "l'identité malheureuse", la peur de l'autre vécu comme une atteinte à sa propre identité - xénophobie latente à laquelle la conception de l'Autonomie comme indépendance formelle imposée par l'idéologie libérale n'est pas plus étrangère que la crise, qui selon un mécanisme qui n'est hélas que trop connu, d'économique et financière est devenue morale et identitaire, déclenchant, partout où le Capitalisme dévoile son vrai visage en laissant derrière lui des territoires sociaux dévastés et des Etats en faillite, spoliés des ressources publiques, ces vieux réflexes aux conclusions toujours dramatiques de désignation d'un bouc-émissaire : l'Autre de l'autre du discours marchand, nouvel avatar du discours du maître. En somme, "L'identité malheureuse" produite par les contradictions structurelles du Capitalisme mal mondialisé n'est qu'une nouvelle manifestation de ce que le Capital, chaque fois qu'il connaît l'une de ses crises systémiques, se défend de la même manière, en produisant le fascisme, son meilleur ennemi et allié objectif, rempart contre le risque d'auto-organisation solidaire internationale des peuples du monde - mais l'on ne trouvera pas cette analyse chez Finkielkraut, qui préfère s'arrêter au simple constat, à la "découverte" de cette évidence que de plus en plus de français se sentent menacés par l'Autre. Ce qui pour Finkielkraut, qui confond le symptôme avec ses causes, n'est certes pas le signe d'une dangereuse mutation du discours capitaliste, mais bel et bien le signe que l'étranger menacerait la République ! Si Finkielkraut, qui se veut l'analyste de notre société, était notre thérapeute, il ne fait nul doute que chaque signe du refoulement serait traité pour ce qu'il paraît.
A ce titre, l'ouvrage de Finkielkkraut ne diffère des multiples études publiées par des sociologues et des ethnographes que par son parti-pris idéologique des plus contestables, et sa nullité en terme de rigueur - n'est pas scientifique qui veut. Il manque en outre à cet essai la portée conceptuelle et l'analyse sémiotique et anthropologique qui lui aurait permis de compenser cette vacuité : non seulement le livre de Mr Finkielkraut ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà sur l'état de dépérissement du vivre-ensemble, mais il n'en tire, de plus, aucune leçon. En somme, il ne dit rien, et non content il le dit mal.
Si A. Finkielkraut avait pris la peine de relire ceux qui furent jadis ses maîtres à penser, il aurait peut-être pu se rendre compte de ce qu'implique le concept d'identité appliqué au phénomène humain, culturel, symbolique - linguistique : savoir que la logique de l'être-Homme, du Parlêtre - pour reprendre le terme lacanien - est fondamentalement dialogique. L'Homme est structurellement, existentialement ouvert à l'Autre, et c'est même la condition de son devenir soi, d'un dépassement de la sclérose mortifère du Moi se fixant en Surmoi tyrannique. L'identité malheureuse n'est que le symptôme d'un double danger : celui de réitérer, de nouveau face à la démesure anthropophagique du Capital, les pires réflexes de défense que notre Histoire ait produite ; le danger, pour les exclus parmi les exclus, devenus bouc-émissaires, de se voir condamnés à devenir les victimes expiatoires du système sacrificiel et, au fond toujours, du meurtre du Père ; danger qui est aussi, pour celui qui s'enferme ainsi dans le cercle mortifère du même, de se condamner lui-même à la répétition du passé sans ouverture au devancement de soi - à l'est-éthique de soi, c'est à dire au devenir qui toujours se cultive à plusieurs, constituant un phénomène éminemment social et même le phénomène des phénomènes que constitue la Culture en tant qu'elle se déploie comme Histoire.
Le refoulement d'une altérité essentielle du sujet
0ui, l’identité est malheureuse lorsqu’elle s’apitoie et se referme sur elle-même comme le fait Alain Finkielkraut, pleurant son passé idéalisé et se réfugiant dans une pureté fantasmée, la fermeture à l’autre qui seul, pourtant, et précisément, peut briser la clôture mortifère du Moi, du fantasme de soi, lui permettre d’évoluer, de se défaire de ses préjugés, et ainsi de devenir plus libre. C’est cette liberté intellectuelle que confère l’ouverture à l’autre, le dialogue fécond riche des différences et de la tolérance, que le désormais trop vieux Alain Finkielkraut a perdu, oublié. Lui qui se demande s'il est encore possible d'hériter et de transmettre en y manquant la compréhension de l'héritage et de la transmission comme processus de traduction - qui passe par l'Autre : l'institution du sujet est toujours une institution symbolique, dialogique, l'on ne vient au monde que par l'Autre.
Et si, au lieu de cultiver l’identité malheureuse, l’on développait une identité heureuse : le bonheur de devenir soi dans la relation à autrui, d’échapper à la sclérose rance du Moi, en s’ouvrant à l’Autre ? Alain Finkielkraut, qui se désole d’avoir perdu une France qui n’a jamais existé, aurait-il oublié Ricoeur en chemin ? A-t-il oublié l’enseignement de Deleuze, qui nous rappelait que seule est féconde la pensée du Dehors ? Je crains que ce qu’ait perdu Mr Finkilekraut, finalement, ce soit surtout lui-même. Hélas, lui et ses tristes compagnons emportent du monde dans leur chute, toujours plus profond dans un gouffre idéologique d’autant plus sombre et moisi qu’ils s’obstinent à essayer désespérément de le refermer sur eux, se privant ainsi de toute chance d’en sortir un jour, se condamnant, nous condamnant à revivre les pires errances du passé, faute d’ouvrir avec l’autre de nouveaux possibles. Ce que notre piètre philosophe a oublié, semble-t-il, c’est que la réflexion, par définition spéculaire, se mène toujours à deux. Alain Finkielkraut a fait son temps, il serait bon qu’il cède sa place médiatique, car il prêche une pensée qui n’est heureusement plus de notre temps, et se refuse à s’ouvrir à son autre, se condamnant en se refermant ainsi sur ses petites certitudes périmées à demeurer toujours au seuil du XXIème siècle. C’est Vichy qu’il pleure, et poursuivant sa tâche de Sisyphe d'une clôture dialectique de l'Histoire, il ne s’en rend même pas compte. Vraiment, pauvre Alain Finkielkraut, et pauvre de nous, si nous continuons à laisser ainsi confisquer la parole par des idéologues de son acabit, qui ne sont les porte-voix que des pires pulsions humaines et ne véhiculent que l’écho de cataclysmes que l’on croyait, que l’on aurait voulu croire derrière nous. Des singes, disent-ils ? Des "sauvageons" dont la culture, qui ne mériterait pas son nom, serait incompatible avec la Culture avec un grand C - c'est à dire celle qui se structure de la Modernité de l'0ccident ? Mais ce sont bien plutôt ces idéologues de l'Identité close qui s’abaissent en dessous de l’humanité en se laissant ainsi aller à un tel déversement de haine de l’autre et de soi - car haïr l’autre, c’est toujours se haïr soi-même, haïr le reflet qu’il nous renvoie : l'identité qui se meurt de son essentialisation toujours fait symptôme pour le mourrir qui structure l'Identité comme telle. C'est la logique du fantasme qui structure ainsi, sur le fond d'une incapacité à assumer son propre manque, l'absence essentielle d'une identité substantielle, la production délirante de l'idéologie identitaire.
Ce sont bien ces idéologues de l’identité mortifère car close qui exaltent la pulsion animale, l’instinct grégaire et concurrentiel, quand la raison devrait nous ouvrir au dépassement de nos croyances dans le dialogue authentique que seule ouvre la relation compréhensive à autrui. C'est du discours identitaire que se nourrit le malheur de l'Identité et que se meurt la Culture.
« J’ai mal à mon identité », se lamente Alain Finkielkraut. L’on ne saurait alors trop lui conseiller de l’ouvrir à son dépassement dialectique.
1 Il n'en a en tout cas pas les diplômes.