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Désaffiliation et retrait de l’activité : se désengager pour rester engagé ?
La constitution de l'Europe :
la critique habermasienne de la construction européenne analysée au prisme de la théorie de la Reconnaissance
L ' « immigré » : une catégorie d’analyse pertinente ?
Quelle utilité peut revêtir un tel concept pour les sciences sociales ?
Un genre de différence : de la coupure et du Réel, des ordres symboliques et de la différence imaginaire.
Pourquoi la théorie du Genre ne manque pas la différance sexuelle
(sur le statut ontologique des rapports de domination)
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Freud publie Totem & Tabou en 1913, à une époque où le positivisme est érigé en modèle d'une science dans laquelle le père de la Psychanalyse entend inscrire cette jeune discipline. D'emblée, il présente ce récit des origines comme la description historicisante de l'entrée des premiers hommes dans la culture. Nous connaissons la trame de l'histoire : une horde primitive dirigée par un Père tout puissant, premier patriarche, instituant non institué qui ne connaît d'autre Loi que celle de son désir1, à laquelle il soumet l'ensemble du clan – les jeunes mâles de la horde, donc, décident de faire alliance (communauté) pour déposséder le Père de son pouvoir, le tuent et, incapables d'assumer leur geste, renoncent à partager ce pouvoir sans pour autant briser l'Alliance, refoulent ce meurtre du Père fondateur et érigent un Totem, signifiant originaire2, en représentant la toute-puissance fantasmée et rappelant, métaphoriquement, le parricide devenu tabou, la disparition de cette première divinité et la culpabilité d'y avoir pris part ne pouvant être acceptées. Les hommes entrent ainsi dans la culture et la re-ligion (religere : relier) par un acte double : le meurtre du Père, et le renoncement à son pouvoir – qui prend la forme d'un refoulement, le totem faisant signe, symptôme, du tabou, ce qui ne s'écrira pas dans la culture, la chaîne mémorielle. Ainsi, la communauté nouvelle peut faire société. De cet "oubli" d'un signifié indicible surgit en effet l'organisation signifiante de la culture. L'humanité accède à elle-même en mettant à mort le fantasme de sa toute-puissance, selon un schéma qui n'est pas sans rappeler les théories contractualistes qui font de la renonciation à une liberté absolue l'acte fondateur du Social, avec deux différences majeures. D'abord, il ne s'agit pas ici d'un choix rationnel de limiter sa liberté pour en préserver la possibilité au sein d'un espace collectif, mais d'un désir de toute-puissance qui, ne pouvant être assumé en sa conclusion la plus dramatique – la mise à mort de celui qui a engendré les meurtriers – est refoulé – l'entrée dans la culture procède donc d'un fait de l'Inconscient. En outre, Freud semble présenter le récit comme un fait historique, alors que les contractualistes insistent sur le caractère fictionnel de leurs théories, qui ont pour but de démontrer la légitimité du point de vue de la Raison des principes du droit : si les individus étaient placés, à n'importe quelle époque et quelque soit le lieu3, devant l'alternative d'une entrée dans la culture ou d'un maintien de l'état de Nature (ou d'un retour à la Nature, si le choix se posait alors que la société a déjà été instituée), ils n'accepteraient d'instituer ou de maintenir la société qu'en vertu d'un choix rationnel (et tout à fait conscient), mettant au jour les principes qui leur fourniraient s'ils étaient institués un avantage en termes de liberté par rapport à la situation qui prévaut à l'état naturel. Les théories contractualistes qui se présentent comme des récits historiques sont donc en réalité généralement des constructions anhistoriques visant à mettre au jour la rationalité du droit (positif voire situé, diront les mauvaises langues), afin de démontrer l'intérêt d'une forme juridique ou d'une autre pour un individu rationnel, sinon raisonnable, quand le récit présenté dans Totem & Tabou entend présenter les faits qui, historiquement, auraient marqué l'entrée de l'humanité dans la culture, faits qui trouvent leur sens non dans une rationalité économique – en termes d'utilité calculée, comme dans l'hypothèse contractualiste – mais uniquement du point de vue de l'Inconscient - c'est à dire de l'économie pulsionnelle.
Qu'en dit Lacan ? Un peu plus d'un demi-siècle plus tard, le successeur autant décrié qu'admiré de Freud écrit ceci :
« C’est tout de même pas parce que je prêche le retour à Freud, que je ne peux pas dire que Totem et Tabou, c’est tordu. C’est même pour ça qu’il faut retourner à Freud : c’est pour s’apercevoir que, si c’est tordu comme ça, étant donné que c’était quand même un gars qui savait écrire et penser, ça devait avoir une raison d’être. » – Lacan, Séminaire XVII. L'envers de la Psychanalyse (version non publiée), séance du 11 Mars 1970.
Lacan considère le récit présenté dans Totem et Tabou comme « tordu » : historiquement, cela ne tient pas la route, les événements ne se sont pas déroulés comme cela ; d'ailleurs, si c'était le cas, comment pourrait-on le savoir puisque par définition, un tel prélude à la culture ne serait relaté nulle-part – sinon métaphoriquement, à travers les traces qu'il y aurait laissé ? En effet, il serait antérieur à l'écriture, à l'Histoire, au langage... et ne serait donc rapporté nulle-part tel qu'il s'est déroulé. En conséquence, un tel récit ne peut s'inscrire dans le registre de l'Histoire, ainsi que le voulait Freud, mais uniquement dans celui du mythe, c'est à dire du Symbolique – l’histoire d’une réalité qui n’appartient pas à une temporalité chronologique. Freud lui-même présente d'ailleurs ce texte comme un « mythe scientifique », une « fantaisie ». Est-ce à dire qu'il ne serait porteur d'aucune vérité ni ne posséderait la moindre actualité ? Voyons ce qu'écrit Lacan immédiatement après la citation que nous venons de fournir :
« Je ne vais pas ajouter « Moïse et le monothéisme n’en parlons pas », parce qu’au contraire, on va en parler. »
Si Lacan prend la peine de parler des mythes religieux – et il en parlera à de nombreuses reprises dans l'ensemble de son œuvre – c'est que de tels récits, pour autant qu'ils ne sont porteurs d'aucune vérité historique (ou de peu), ont bel et bien quelque chose à nous apprendre. Ricoeur n'enseigne-t-il pas que les œuvres du passé conservent toujours une vérité herméneutique, qui se donne dans le rapport singulier qu'entretient avec elles un lecteur d'après le cadre d'interprétation que fournit le contexte de sa lecture ? Que peut donc bien nous apprendre la lecture de Totem & Tabou, aujourd'hui ?
Totem & Tabou raconte l'histoire du meurtre d'un Père qui n'est pas un fils, en ce qu'il n'a été institué par personne – son origine est, proprement, mythique. Il n'a donc en un sens nulle origine ni limitation, ne se devant à personne, et n'appartient pas à la culture, puisque celle-ci est instituée précisément par sa mise à mort : lui, appartient au monde d'avant, mythologique, animal, totémique – celui de la Nature. En ce sens, il apparaît comme une divinité archaïque ; presque chamanique pourrait-on dire, au sens d'une confusion encore marquée entre les mondes animal et humain, ou plutôt d'une charnière que constitue cette figure mythique entre ces deux mondes : la vie du Père appartient à la Nature, et atteste de son organisation comme monde animal, quand sa mort, refoulée et donc en quelque manière perdue – mais d'une perte opérante – institue la culture, et l'organise comme société humaine.
Le problème posé par ce mythe saute immédiatement aux yeux : les premiers être-humains4 n'y apparaissent pas sous la figure du Père mais sous celle des fils, puisque c'est précisément la disparition du Père qui permet aux fils de devenir humains, de sortir de la condition animale – ils sont institués par le Père, plus exactement par son meurtre. Le Père, qui n'a aucune origine, n'a pas été produit par la culture, n'est pas humain. Du point de vue symbolique, la signification d'un tel récit est édifiante, en ce qu'elle traduit l'impossibilité pour l'Homme de naître à l'humanité sans avoir été institué par l'humanité elle-même – qui émerge ici sous la forme de l'alliance structurée par le parricide et son refoulement/retour. Ce Père qui n'a été institué de personne ne peut prétendre appartenir à l'humanité, quand ses fils, qu'il a institués, le peuvent. C'est que l'Homme, comme être de culture et de langage – « Parlêtre », pour reprendre le terme lacanien – ne naît pas par simple reproduction biologique, mais par institution symbolique : il ne suffit pas que soit engendré l'organisme biologique qui forme le corps de l'Homme, mais le Parlêtre ne peut naître au langage que comme produit du Signifiant, c'est à dire du fait d'autres hommes et femmes qui le précèdent et lui transmettent l'appartenance culturelle. Aussi loin que l'on remonte, l'être-humain est toujours pris dans la transmission d'un héritage qui l'institue. Depuis qu'il est Homme, l'Homme n'est jamais la source de lui-même, mais toujours le produit d'une culture, des effets du Signifiant, d'une socialisation. Répondre à la question de son origine suppose alors le recours au langage du mythe, car il est autrement impossible de remonter à un point zéro de l'Histoire auquel apparaîtraient des sujets qui ne seraient institués de rien, s'institueraient eux-mêmes à partir de rien : jamais le sujet n'est le premier d'une série ; toujours l'Homme est le produit d'une institution qui est le fait de l'Autre – l'Autre comme langage ; l'autre comme altérité, c'est à dire ce qui résiste à toute tentative de le ramener et réduire à soi. À cet égard, le meurtre relaté par Freud fait figure de métaphore du refoulement originaire, qui organise les premières perceptions de l'enfant jeté dans l'ambiguïté du langage – et donc le précède.
Il n'y a de Père qui ne soit en même temps fils, de mère qui ne soit fille. Voilà une première vérité que nous enseigne Totem & Tabou, paradoxalement en posant – mais hors de la culture – un Père engendré d'aucun Père : c'est en effet de sa mort, et du ratage de son deuil, d'une assumation de son impossibilité ou incompatibilité avec l'expérience de la socialité prédonnée, du monde vécu en commun tel qu'il s'impose primairement à nous, que va naître la culture comme processus de deuil, de faire-avec-la perte. Qu'est-ce à dire ?
Les fils de la divinité archaïque présentés par le mythe doivent accomplir le geste du renoncement à la toute-puissance du Père, à la Totalité close sur elle-même, sans extériorité, qui englobant tout, interdit toute altérité, toute multiplicité entendue comme diversité. Ce à quoi il faut renoncer est finalement ce qui n'a historiquement jamais été possédé, n'existe que comme fantasme : la capacité à se fonder soi-même sans recours à l'altérité, hors de toute filiation. Ce mythe de la perte originaire, d'un Père dont Lacan nous dit qu'il est toujours-déjà mort, pose une difficulté : celle d'une pensée de la perte et du manque qui ne présupposerait pas un plein – on a toujours-déjà tué le père, on manque toujours d'une origine, on a toujours-déjà perdu ce que l'on n'a jamais possédé mais qui nous a institué. Dieu a toujours été mort, et en même temps est et a toujours été à tuer, au sens où tout être-humain pour devenir pleinement sujet doit faire le deuil d'une telle toute-puissance, de la possibilité de constituer seul une Totalité pleine, close sur elle-même et ne devant qu'à elle-même son fondement. L'Homme ou le sujet, au fond, promu par les Lumières sous la figure de l'indivis abstrait, l'individu, indivisible et autosuffisant - un-dit-vide, déterritorialisé. Mais dont on trouve encore la figure, cette fois duelle, dans la mythologie de la complétude amoureuse : que deux sujets ne faisant qu'un soient tout – or la logique de l'Autre n'est pas binaire mais dialectique, suppose un tiers médiateur, l'ordre symbolique qui anté-cède (voire rétro-cède) les sujets.
L'origine posée par le mythe est toujours-déjà dépassée, pour quelque sujet que ce soit : nous avons vu, en effet, que tout Parlêtre est le produit d'une Histoire, d'une culture, c'est à dire d'une filiation. Il est être de parole en tant qu'il prend la parole pour répondre à ce qui toujours-déjà l'appelle, l'interpelle, comme l'avait bien vu Heidegger, qui faisait de l'Appropriation de Soi – la constitution comme sujet authentique – la réponse à l'Appel que l'autre m'adresse, à travers ma conscience, dans l'Angoisse (de ma finitude, de la finitude partagée5, c'est à dire de l'assignation au sens comme tâche) ; appel à s'arracher à la facticité indifférenciée du 0n (l'"il y a" de Lévinas) pour se hisser à la dignité de sujet, singulièrement voué à l'eksistence. Nous verrons qu'une telle thématique est loin d'être étrangère à la Psychanalyse, au point que Lacan se la réappropriera.
Tout sujet répond à l'Appel que lui adresse l'humanité à travers le langage. L'enfant à naître est déjà pris dans le langage : l'on parle déjà de lui, et cette parole lui assigne une place dans le destin familial ; il n'apprend à parler qu'en réponse à la parole de ses parents et de la société – à l'école, à travers la relation à ses frères et sœurs... L'on se souviendra à ce sujet de l'expérience dramatique menée par l'empereur dément Frédéric II de Hohenstaufen, qui aurait placé des enfants en isolement, en interdisant formellement à leur nourrice de leur parler, afin de connaître la langue de Dieu, supposée être celle parlée par Adam et Ève au jardin d’Éden, une mythique langue des origines... Mais précisément, une telle langue des origines ne peut être qu'un mythe : aucune langue n'est originaire, le langage est toujours produit par le langage, au cours d'un processus d'évolution permanente, aussi ne s'étonnera-t-on pas de ce que les enfants en question n'aient, bien évidemment, jamais parlé aucune langue. Plus : tous sont morts en bas-âge, témoignant de ce que non seulement chacun ne parle qu'en étant précédé par un langage – et un certain discours – qui l'appelle, mais encore de ce que baigner dans le Signifiant est pour l'être-humain quelque chose de vital, tout sujet étant littéralement appelé à la vie par la parole d'un autre.
Si Totem & Tabou se veut un récit chronologique remontant aux origines de la culture, nous voyons qu'il s'agit en réalité d'un récit symbolique, un mythe, c'est à dire un récit des commencements exprimant une origine plus onto-anthropologique qu'historique, rencontrant et exprimant un toujours-déjà-là, une réalité historiale6 – ou plutôt le Réel, la réalité appartenant encore au registre de l'Imaginaire. "Réalité" existentiale, donc, de la condition humaine, universelle et intemporelle, qui ne s'appréhende que depuis une situation inscrite au sein même de la réalité. Ce mythe, comme beaucoup d'autres, mythe moderne, énonce ce que tout être-humain rencontre, comme quelque chose qui l'appelle à naître, l'antécédence radicale du langage. L'Homme, comme être de langage, parlêtre ou, pour reprendre le terme heideggerien, être-jeté-là, à l'existence, est toujours le fruit d'un Logos qui le précède et l'institue comme tel, comme sujet en devenir, pro-jet, c'est à dire une jection offerte à son assomption ou appropriation comme sujet. Institution qui ne s'opère pas de manière mécanique, répétitive, qui serait celle d’une reproduction, mais sous la forme du jeu d’un désir toujours plus ancien que tout ce que nous pouvons en dire : la filiation comme source linguistique du langage, insituable, qui s'opère par une répétition éternellement différante, dont seul le mythe peut rendre compte puisque elle s'appréhende toujours depuis une situation, un discours, qu'elle organise, le retour sur soi ne pouvant dès-lors s'opérer que sous la forme d'un réflexivité paradoxale, qui ne peut d'une certaine manière et dans une certaine mesure qu'échouer, se manquer, faute d'avoir un point de vue d'où se voir de l'extérieur. Tout discours, y compris sur les discours, s'édifie depuis l'ordre des discours, le Signifiant.
Le thème du meurtre du Père se retrouve dans plusieurs récits mythologiques, de différentes traditions et cultures. Ainsi de celui de Cronos, qui tranche les testicules de son père, geste qui lui vaut de recevoir de ses parents, avec ses frères, la dénomination de « Titans », car, selon Hésiode, ils ont tendu le bras trop haut et que l'avenir saura en tirer vengeance. Les parents de Cronos formulent également la prophétie selon laquelle il sera à son tour victime de ses enfants : effectivement, Cronos est mis à mort par sa descendance directe. 0r, si ceux-ci mettent à mort leur père, c'est parce que ce dernier, de peur que la prophétie ne se réalise, dévorait chacun de ses enfants – ce à quoi a échappé Zeus qui fut caché à Cronos par sa mère. 0utre l'aspect autoréalisateur remarquable de la prophétie – Zeus aurait-il tué Cronos si celui-ci n'avait dévoré ses enfants de peur d'être par eux mis à mort ? – nous relèverons ce que ce mythe de la mise à mort du Père a d'universel : aucun clan n'a jamais tué historiquement un « père originel », qui n'a jamais existé, mais symboliquement, ce meurtre fait sens de manière universelle, toute société, toute culture s'édifie sur ce manque radical – et c'est en ce sens que le meurtre du père est authentiquement réel, car il représente une réalité symbolique, une structure universelle de la culture – un existential.
Il est par ailleurs intéressant de relever que dans la version grecque du mythe, Cronos a très tôt été rapproché de son homonyme Chronos, comme si c'était le temps lui-même qui était mis à mort par ses enfants, ce qui ne peut manquer de prévenir toute lecture historicisante, de mettre en évidence cette vérité fondamentale du mythe qui est que, comme tel, il pose en même temps qu'une chronologie fictive, apparente, son abolition ontologique, la signale comme fiction – la lecture symbolique doit primer sur la lecture chronologique, et même abolir toute lecture historicisante.
Le mythe énoncé par Totem & Tabou exprime non le meurtre chronologiquement, ou historiquement situable, d'un Père qui aurait vécu, mais bien au contraire ce manque insaisissable d'un Père toujours-déjà mort, au sens où une telle origine, l'autofondation individuelle radicale – qui ne s'appuie sur rien ni personne – que représente ce patriarche instituant-non-institué, marque une impossibilité dont il s'agit de faire le deuil, deuil qui par ses effets l'institue, non comme absence de possibilité, mais comme présence de l'impossible. C'est ce que signifie le renoncement des Fils à la toute-puissance – dont le fantasme refoulé fait cependant retour dans l'érection du Totem et le sacrifice que l'on lui prodigue. C'est d'un tel renoncement que peut seul naître le lien social. Il s'agit pour le sujet d'abandonner le fantasme d'une autofondation – pourtant revendiquée, avec les conséquences désastreuses que l'on connaît, comme vérité anthropologique et norme morale et politique par la Modernité individualiste, avec ses propres totems et tabous, ses impensés7. 0u plutôt faut-il assumer ce fantasme comme tel, en tant qu'il produit des effets de signifiant. L'on voit alors se dessiner, en filigrane du récit freudien, l'interdit identifié par Lévi-Strauss comme universel et structurel de l'inceste... Et s'esquisser l'écho d'autres mythes, non « scientifiques », freudiens, mais bel et bien religieux, qui nous viennent du fond des âges.
Nous avons vu que le sujet n'accède à la culture, ne naît à l'humanité, qu'en réponse à un Appel de l'humanité qui s'exerce dans le registre du Signifiant, du Symbolique, à travers le langage. Ajoutons que l'humanité n'accède à la culture qu'en posant des interdits structurels. C'est ce que nous enseigne Totem & Tabou : les fils meurtriers n'accèdent en effet à la culture qu'au prix d'un renoncement à la toute-puissance, comme les individus dans les théories contractualistes ne produisent du lien social que par une renonciation au rêve d'une liberté absolue. Il s'agit bien là de poser une limitation structurelle au fantasme d'une autofondation, c'est à dire à l'idéal – irréaliste – d'une capacité de l'individu à ne dépendre que de lui-même, précisément à ne devoir son individuation qu'à lui-même, fantasme qui transparaît sous le détournement contemporain du terme d'Autonomie, qui de faculté d'édicter sa propre loi (littéralement « Auto-Nomos ») – dont rien ne nous dit qu'elle n'est pas acquise – devient rêve d'une indépendance formelle innée, ne devant rien à la collectivité.8
A travers le fantasme d'une autofondation du sujet se dénie l'interdit de l'inceste, entendu au sens symbolique. Car qu'est-ce, au fond, que l'inceste, pris du point de vue du Signifiant, par delà le simple fait biologique de l'accouplement de parents – c'est à dire : que signifie l'inceste ?
L'inceste est ce qui rend impossible l'introduction de l'Altérité dans le cercle du Même, et donc ce dont l'interdiction, qui organise et institue les sociétés exogamiques, permet d'introduire de l'Altérité, de briser ce cercle mortifère : cet interdit empêche de rester prisonnier d'un monde clos, d'une identité fermée, au profit de ce que nous appellerons une identité ouverte – qui assume de se devoir à l'autre.
L'inceste signifie en effet une logique de confusion qui, en empêchant la distanciation, interdit la subjectivation. En effet, que chacun ne puisse s'instituer comme sujet qu'en réponse à l'Appel de l'Autre signifie que la subjectivation nécessite le recours à l'Altérité, que l'Identité passe par l'Altérité, le retour à Soi par la Rencontre de l'Autre – et de l'autre.
Pour s'en persuader, faisons une excursion dans une autre tradition herméneutique que la Psychanalyse, à laquelle cependant Lacan puise abondamment – essentiellement à travers les emprunts qu'il fait à Heidegger : celle qui nous est héritée de l'approche phénoménologique, notamment depuis Fichte. Celui-ci conditionne en effet la possibilité même du Moi à la relation à un Non-Moi9, la possibilité d'une identité à la nécessité de la présence d'une altérité, au point de reprendre le Cogito cartésien du point de vue de la Raison non plus seulement théorique mais pratique, communicationnelle et dialogique, presque sociologique, pour en faire une déduction de l'intersubjectivité – et non, comme Descartes, d'un Absolu, l'ego, paradoxale subjectivité conçue sur le modèle de l'objet, et ce qui s'en déduit – à partir du fait de l'existence subjective. C'est ce que nous exprimons par la formule : « Je parle, donc nous sommes. » – la possibilité d'être Moi, comme être de langage, présuppose l'existence d'autres Parlêtres avec lesquels je puisse entrer en relation et qui me font naître au langage : « Nous parlons, donc je suis ». Pour Fichte, en effet, il faut pour que la liberté du sujet puisse se reconnaître et, ainsi que le formulera Heidegger, s'approprier à elle-même – se réaliser ou s'actualiser – qu'elle se réfléchisse dans celle d'autrui.
D'une manière qui n'est pas sans rappeler le modèle du dialogue socratique, Heidegger fait de l'autre la condition d'une Appropriation – au sens d'une réalisation – de Soi. Tirant les leçons du Nihilisme nietzschéen, il montre que le sujet – dont il réforme radicalement la définition, rompant avec la tradition classique de la subjectivité monadique ("l'intériorité" de la conscience) pour considérer l'Homme comme ouverture ou être-ouvert, Da-Sein, être-là qui ne peut être qu'en étant là, c'est à dire un être-au-monde, une structure sub-jective plutôt qu'une substance monadique, qui est alors aussi être-avec, être-avec-autrui – est habituellement et originairement sous l'emprise de ce qu'il appelle la dictature du 0n, c'est à dire qu'il est tout entier pris sous la tyrannie d'une morale et d'une représentation du monde intériorisées, historiquement déterminées, qu'il lui faut dépasser sans pouvoir s'en arracher dans une visée qui, bien que Heidegger n'emploie jamais le terme « éthique », nous apparaît comme proprement « est-éthique ». Entendons par là que le sujet a à se produire lui-même comme subjectivité, sur le fondement de l'impossibilité d'un fondement, à partir d'une position déterminée par autrui et par les moyens mêmes que lui donne cet autrui. L'être-là est d'abord là, et existe facticement, comme manifestation brute du Là dans lequel il s'insère, avant de pouvoir s'assumer plus authentiquement comme être-jeté-là, jeté à l'existence sans commencement ni fin autre que celle qu'il se donnera, non en se retirant du monde social pour "revenir en lui-même" (ainsi que le revendiquent les méthodes de développement personnel et autres avatars de l'idéologie new-age, auxiliaire zélé du discours capitaliste tardif, hypermoderne), puisque il n'y a pas de présocialisation, mais en assumant sa jection située comme son historialité propre, en s'appropriant les structures signifiantes de son existence telles qu'elles lui sont données, et données à redéfinir. Cela n'est pas sans rappeler la théorie freudienne de la formation de la psyché, à partir d'une intériorisation de la morale d'abord comme Idéal-du-Moi puis comme Surmoi, dont la Loi se fait tyrannie tant que le sujet ne se l'est pas appropriée en un geste « est-éthique » de réécriture que nous aurons à expliciter. Nous voilà, avec l'abolition de la Loi surmoïque, revenus à la problématique du meurtre du Père.
Chez Heidegger, la révélation au Dasein de sa condition d'être-jeté sonne comme un Appel à l'appropriation de cet être-jeté : puisqu'il est jeté à l'existence sans que cela ait un sens, ou plutôt sous les modalités prédonnées d'un sens qui ne lui appartient pas, facticiel, il appartient au sujet de se donner à lui-même un sens, entendu comme signification et direction – c'est à dire de définir le Sens de son existence, sa finalité propre. S'arrachant à la facticité du 0n, à la quotidienneté inhautentique car faussement anhistorique – déshistoricisée – Dasein peut venir à l'être-authentique comme réalisation autonome de son eksistence (au sens où nous l'entendons, comme redéfinition de ses règles de vie, non d'une indépendance formelle avec laquelle la confondent souvent les auteurs individualistes et Libéraux) – bien que Heidegger n'emploie pas ce terme d'Auto-Nomos. Nous verrons que c'est pourtant bien de cela qu'il est question. Mais aussi que, plus qu'un arrachement, un détachement, c'est d'une distanciation qu'il s'agira dans la lecture lacanienne.
Comment le sujet vient-il à l'authenticité de son être, c'est à dire à une capacité de se redéfinir plutôt que de subir passivement les déterminations que lui impose l'Autre à travers la place qu'il occupe dans la structure sociale, culturelle et historique ? Paradoxalement, nous indique Ricoeur, c'est par la Rencontre de l'autre – ce même autre à la tyrannie duquel, originairement, Dasein est soumis.
Seul l'autre en effet, en tant qu'il diffère de moi, peut me permettre de porter, à travers son propre regard, un regard critique sur moi-même. Il y faut un jeu permanent de distanciation et de retour à soi (et non en soi), une dialectique infinie de l'identité et de l'altérité. Socrate déjà faisait du dialogue la condition d'un dépassement de ses illusions et présupposés qui permette d'accéder à une certaine liberté d'esprit, et l'on connaît l'importance qu'a prise la dialectique chez Platon – qui lui donne, toutefois, un tout autre sens. Dans la tradition analytique, Ph. Pettit, pour ne citer que lui – mais bien d'autres pourraient venir en renfort de cette démonstration – fait de l'accès au langage, donc de la relation à l'autre, la condition de la réflexivité et donc de la liberté. Pour en revenir à la Psychanalyse, mentionnons Slavoj Zizek, qui montre comment le stade du miroir lacanien, inspiré de la dialectique hégélienne, suppose en fait un jeu de réflexions complexe qui m'amène à redéfinir mon action en observant les effets qu'elle a sur celles d'autrui, c'est à dire à travers le regard que je porte sur le regard que l'autre porte sur moi. L'autre est condition d'une réflexion : littéralement, il me réfléchit. Et cette réflexion me rend capable de modifier mes croyances et mes stratégies, mes actions, et ainsi d'échapper à la place qui m'était destinée en vertu de mon inscription au sein d'un espace social, historique, culturel et familial prédéfini, prédéterminé.
L'Autre, quant à lui, avec sa majuscule, c'est à dire l'autre absolu qu'est pour Lacan le langage, est condition nécessaire d'une telle distanciation : Gadamer montre assez bien en quoi le langage constitue autant une appartenance indépassable, la première de nos appartenances – nous pouvons certes échapper dans une certaine mesure aux limites imposées par notre langue, en en jouant, la transformant, ou en en apprenant une nouvelle, mais nous ne saurions échapper au langage, sortir du cercle du Signifiant, être autres que des êtres de langage – et la possibilité d'échapper à nos autres appartenances. Une telle idée fait écho au débat qui oppose depuis longtemps Libéraux et Communautariens, et duquel il ressort la possibilité pour les agents de redéfinir leurs appartenances communautaires – mais seulement dans certaines limites et à certaines conditions, notamment de réflexivité (critiques).
Ricoeur développe l'herméneutique gadamérienne dans une direction critique : pour lui, il est clair que la distanciation ne peut être infinie – nous sommes toujours pris dans des appartenances que nous ne reconnaissons pas. Aussi nous faut-il toujours venir à la rencontre de l'altérité la plus authentique afin de nous dépasser dans une réinterprétation perpétuelle de nous-mêmes qui nous permette d'échapper à ce que l'on est (notre identité close, fictionnelle) pour venir à ce que l'on peut-être et définir ce que l'on veut-être – constituer une identité ouverte en devenant non plus un simple personnage passif mais le metteur en scène de la fiction co-construite de son eksistence. Pour reprendre un concept que Derrida développe à partir des réflexions heideggeriennes10 : la déconstruction de soi est toujours à produire, à jamais inachevée. Si le sujet n'a pas d'origine – uniquement un commencement – il n'a pas non plus de fin – uniquement une conclusion – au sens où cette fin, comme finalité, est toujours à définir. Le cercle du Même est toujours à briser, et ne peut l'être que par l'ouverture à l'altérité en tant qu'elle autorise, de par son point de vue extérieur, la réflexivité. Ce développement, par delà la facticité du Moi, d'un Soi authentique, ne signifie pas cependant la rupture avec la facticité, mais une manière plus authentique d'en jouer, de faire avec la phénomalité toujours-déjà là et indépassable du monde et de ses sujets.
L'on comprend alors tout l'enjeu d'une loi qui prohibe l'inceste, enjeu majeur qui permet d'occuper une place unique au sein d'une trajectoire familiale, sociale et historique spécifique. L'enfant élabore sa personnalité en se référant à un « roman familial » (Freud), que Lacan appelle le « mythe individuel du névrosé » : ensemble de mythes et récits familiaux, figures des ancêtres... Il lui appartient de s'appuyer sur ces mythes pour élaborer sa propre trajectoire plutôt que de demeurer condamné à la répétition du Même par la place prédéterminée qu'il y occupe à sa naissance. La confusion ou le brouillage généalogique a toujours eu des effets mortifères empêchant cette singularisation.
La généalogie porte en elle-même un processus de différenciation des générations et des individus. Elle n'est pas un simple processus biologique, mécanique, de reproduction du même (l'Homme), mais un processus dynamique de subjectivation, qui permet à chacun de se reconnaître comme lui-même au sein d'une histoire dont il hérite et qu'il poursuit, qui alors n'appartient qu'à lui – puisqu'il la réoriente de façon originale, singulière, à l'égard de ceux qui en ont hérité avec lui mais occupent, avec la prohibition de l'inceste, une place radicalement différente de la sienne dans ce récit. Processus qui tient autant de la reproduction de ce même (aucun être-humain ne peut cesser d'être humain ; aucun être de langage ne peut échapper à son appartenance à la communauté formée par les parlêtres) que des capacités qu'il lui offre d'en produire une distanciation, de différer et ce faisant le trans-former, ce qui suppose que la rencontre de l'altérité y joue un rôle fondamental.
Le sens donné par Heidegger au terme « Destin » est à ce titre éclairant : pour ce philosophe, en effet, si l'Homme a bien un destin, ce n'est certes pas au sens d'une prédestination irrévocable, d'une détermination univoque qui serait écrite d'avance, de toute éternité, mais bel et bien en celui d'une pré-destination équivoque et à redéfinir, une ouverture déterminée de possibles au sein desquels Dasein a à se déterminer. En ce sens, le Destin, le caractère déterminé du sujet, est autant la fermeture de possibilités – un sujet qui naît sans jambes au XIXème siècle ne pourra jamais courir un marathon – que l'ouverture d'autres possibilités. Posant une limite, il autorise ce qui se trouve en son sein autant qu'il exclue ce qui se trouve à l'extérieur. Il ne s'agit donc pas pour le sujet de s'abandonner à une place qui lui serait assignée d'avance, mais de se reconnaître comme ce jeté-à-l'existence dont le commencement et la fin sont toujours à approprier, qui a à se devancer lui-même en se réalisant comme pro-jet, pro-jectivité, c'est à dire en assumant à la croisée de son Pouvoir-être et de son Vouloir-être sa capacité à choisir la place qu'il veut occuper au sein de ses possibilités déterminées – au fond, répondre à l'injonction socratique de se connaître soi-même, se mettre à l'écoute de son désir, et trouver « le courage de changer les choses que je peux changer, la sérénité d'accepter celles que je ne peux pas changer, et la sagesse de distinguer entre les deux. » (Marc-Aurèle). L'on trouve dans cette idée, outre ses résonances socratiques et stoïciennes, un écho de la définition kantienne du concept d'Autonomie comme synthèse de la volonté libre de l'Homme, et de la Loi, mais encore de son inscription dans un monde sensible déterminé – toutefois, par delà Kant, il nous faut considérer en quoi cette détermination dépasse une simple causalité mécanique – biologique et physique – pour aussi et surtout se traduire par l'assignation symbolique d'une place au sujet dans le Signifiant, dans les structures sociales, place qu'il peut et a à redéfinir, ce qu'il ne peut faire que par le recours à l'Autre et à l'autre. La reconnaissance des déterminations du sujet ne doit donc pas être comprise comme l'assignation à une trajectoire figée mais comme la possibilité de se déterminer librement parmi elles.
Encore faut-il préciser que le sujet est d'autant plus aliéné à ses déterminismes qu'il est aveugle à leur égard11, soit qu'il les ignore faute d'information disponible, soit qu'il les refoule ou qu'il les dénie. La parole, le langage, comme l'a bien vu Gadamer, à la fois détermine le sujet, l'inscrit dans une chaîne sans commencement ni fin de déterminations qui s'engendrent les unes les autres, et fournit au sujet l'outil d'une autodétermination critique à partir de cette chaîne en lui permettant de se l'approprier – dans une certaine mesure. C'est là la tâche éminemment éthique de l'analyse.
Ainsi, si le point de départ de l'histoire du sujet ne lui appartient jamais, la suite qu'il lui donne lui appartient, pour autant qu'il s'en saisisse, qu'il se l'approprie en s'extirpant du cercle du même pour aller au devant d'une altérité qui, seule, sera à même de lui fournir les outils pour ce faire.
Il y a là un paradoxe à surmonter : l'acte qui donne naissance à l'enfant, met au monde une altérité, peut être le même qui le prive de cette altérité en faisant du fils ou de la fille un simple rejeton du parent, en quelque manière sa répétition12. Trop souvent, l'enfant est vu comme ce qui peut permettre au parent de se survivre, selon un retour du fantasme refoulé d'une toute-puissance capable de vaincre la mort, le caractère temporel et fini de l'Homme. L'acte de bénédiction consistant à mettre au monde l'enfant comme autre se double alors d'une malédiction qui vient l'annuler. L'enfant risque de se trouver prisonnier d'une telle volonté de le réduire à la reproduction de son père ou de sa mère, plutôt que de constituer une altérité à instituer. Et ce d'autant plus qu'il est, dans nos sociétés contemporaines, de plus en plus souvent le fruit du désir de ses parents et non plus d'un accident – d'un imprévu. Désir dont il a à se montrer à la hauteur. Le meurtre du Père trouve, là encore, tout son sens, tant dans la nécessité pour le parent de faire le deuil de cette volonté de toute-puissance, qui se fait sans cela pulsion d'emprise sur son enfant ; que dans celle pour l'enfant de faire le deuil symbolique, d'une part de sa volonté de s'auto-instituer à partir de rien, d'autre part de la renonciation à soi qui consisterait à se laisser réduire à l'institution par ses parents de leur fantasme. Il s'agit bel et bien de s'appuyer sur la rencontre de l'altérité pour s'auto-instituer comme sujet à partir de son institution comme in-fans, symptôme du roman familial et de ses non-dits – voué à devenir un adulte autonome, sujet porteur d'une altérité singulière, d'une subjectivité propre, et non simple rejeton – produite par ses parents. C'est à dire se rendre auto-nome, libre au sens où Sartre défini la liberté, comme « faire ce que l'on veut de ce que les autres ont fait de nous » – s'il n'est d'être qui n'ait été originellement fait tel par l'environnement (familial, culturel, social...), pour autant il ne saurait suffire de laisser cet être-au-monde « tel quel », mais il s'agit bel et bien de se l'approprier comme cet être-là authentique, ce sujet original que l'on constitue soi-même en définissant, à partir du point de départ que constitue notre être-jeté-là, notre entrée dans le monde déterminée par une histoire familiale, sociale, historique, son propre destin. Celui-là même auquel rend hommage Nietzsche lorsque il nous invite à l'aimer, et alors à le réaliser, par sa formule : amor fati – aime ton destin.
Il y a à l’œuvre dans ce processus de subjectivation une dialectique d’Éros et de Thanatos : la volonté de puissance, d'affirmer sa liberté, pulsion de vie, doit se trouver limitée par la reconnaissance de son caractère déterminé, de son inscription dans une chaîne d'évènements, une historialité sans laquelle l'on ne serait pas là ; sans quoi la pulsion de vie se fait pulsion d'emprise, la volonté de puissance demeure la volonté de toute-puissance qu'elle est originairement chez l'enfant narcissique. Mais il ne s'agit pas de se replier avec passivité sur ses déterminations, mais bien de les accepter comme point de départ pour se déterminer soi-même – la négativité de la pulsion de mort est porteuse d'une positivité en ce qu'elle relance le désir. L'Autonomie subjective – toujours limitée – est synthèse d'une telle dialectique de la liberté et des déterminations d'un sujet qui a à les assumer ensemble. Le sujet doit faire le deuil de sa propre toute-puissance autant que de celle de ses parents et des figures d'autorité produites par le jeu des identifications. Assumer qu'il est le produit d'une morale, fruit des effets du Signifiant, qu'il a à sublimer dans le développement d'une est-éthique de soi.
La négation de l'altérité de l'enfant, du reste, est double : négation de la subjectivité de l'enfant, et de la possibilité de son Auto-nomos (au sens, nous l'avons dit, dérivé de celui du concept original kantien et que nous définirons comme appropriation du Nomos-toujours-déjà-là, d'une synthèse, que réalise la notion de filiation, de la liberté de la volonté humaine et de son appartenance à l’enchaînement des causalités matérielles et symboliques) ; mais encore négation de la propre subjectivité du parent, qui se récusant comme être-pour-la-mort dénie les conditions de son appropriation à lui-même, de la constitution de son autonomie propre. Car c'est, nous dit Heidegger, en tant qu'il a à se déterminer en vue de sa fin que le sujet peut ressentir comme une nécessité (op)pressante, comme Angoisse, la tâche de se réaliser comme pro-jet autonome – ou, pour employer le terme heideggerien : authentique. Que sa vie, tout compte fait, ait un sens.
Le sujet est ainsi toujours d'abord institué par et dans le Signifiant, comme une histoire dont les premiers chapitres ont toujours-déjà été écrits. Mais ce n'est là que pour qu'il se saisisse de la possibilité de s'approprier cette histoire à fin d'en écrire les chapitres suivants en vue d'une conclusion qu'il est seul à pouvoir apporter, par les réalisations dont il se rend responsable. L'Autonomie, en effet, qui s'élabore sur le fond d'une hétéronomie radicale dépassée dans la codétermination appropriée à l'existence, est comme appropriation de soi, une prise de responsabilité de ses actes, de sa vie, de son existence. Liberté assumée comme finie (pas-toute) qui s'institue de ce que le sujet reconnaît cette finitude. Mais encore de ce qu'il la reconnaît comme in-finie, c'est à dire s'acheminant vers une fin qui est toujours à venir.
Le désir, la volonté humaine, est l'irruption de l'imprévisible dans la délimitation des possibles déterminés : il n'y a jamais univocité du destin, il y a toujours pluralité de possibilités offertes au sujet, au sein desquelles il a à se rendre apte, en se rendant capable de libre choix, à se déterminer. Mais une telle aptitude ne peut se développer de manière autonome : paradoxalement, l'Autonomie doit être offerte par l'autre. Si le point de départ de l'histoire est fixé par le roman familial et les mythes sociaux, le début préécrit, son déroulement et sa fin sont toujours à écrire, mais jamais à partir de rien. L'histoire est toujours-déjà là, offerte par l'autre, comme ce qui a à s'écrire de soi-même avec les mots de l'Autre.
0n le voit, le sujet est toujours-déjà pris dans le cercle mortifère du Même, prisonnier d'une identité prédéfinie, qui ne l'est qu'en tant qu'il ne s'est pas encore suffisamment rendu capable de la redéfinir. Entendons par là que le sujet a toujours à produire les conditions de son autonomisation, c'est à dire de sa subjectivation, de sa différentiation, donc toujours à sortir de ce cercle de l'identité close pour s'ouvrir à l'autre. Les déterminités du sujet n'existent que pour être reconnues et ainsi dépassées, non par leur déni mais par leur assomption comme possibilités offertes au choix. C'est là une tâche sans fin, à la Sisyphe ; un effort à réitérer sans cesse.
L'on comprend donc le sens de l'interdit de l'inceste, comme loi du Signifiant que révèle le mythe exposé dans Totem & Tabou : le tabou sexuel n'est que la prescription particulière rendue nécessaire par une loi plus générale que pose la structure universelle du Signifiant, selon laquelle le Parlêtre ne peut se réaliser en sa singularité autonome13 qu'à la condition de sortir du cercle du même, de la clôture mortifère d'une identité prédonnée, pour s'ouvrir à la rencontre de l'altérité dans ce qu'elle a de plus authentique et construire à travers elle une identité « ouverte », sans cesse remise en question (dialogiquement), subjectivité critique qui constitue la subversion herméneutique du sujet classique de la Modernité. S'il y a quelque chose que l'on puisse nommer "identité", c'est en effet un processus : l'affirmation identitaire, la revendication d'un "vrai Moi" qui se nicherait derrière les apparences, "à l'intérieur", est ce qui donne toute sa force au masque en faisant mine qu'il cache quelque chose, quelque chose d'autre que la béance de l'Autre. Aussi, tout comme le cynisme ou le nihilisme, qui détournent les yeux de la réalité du semblant, de ce qu'il appartient au Réel, fait Réel, lui est constitutif au premier chef, le non-conformisme de façade tient-il bien souvent d'un conformisme d'autant plus convenu qu'il s'ignore, se croyant débarassé du semblant, conformisme dès-lors prétexte à toutes les hypocrisies. Peu d'énoncés en effet sont aussi bêtes que l'injonction à "être soi-même" comme si "au cœur" du sujet gisait quelque substance moïque, présocialisée : rien n'est plus faux que le Moi – je suis où je ne suis pas. Le Réel de mon eksistence, en son universelle singularité, c'est la façon dont je porte le masque que je suis.
En ce sens, il s'agit toujours de tuer le Père, c'est à dire d'assumer que l'origine est toujours-déjà perdue, que le Père est toujours-déjà mort, son manque toujours-déjà éprouvé comme celui du fondement, normatif comme épistémique et ontologique (il n'y a pas dans le monde donné à la conscience et l'agir humain de chose en soi14), et que le Commencement est toujours à-venir, un Appel à re-commencer, à renaître à travers le rapport à autrui et la réinstitution perpétuelle du Signifiant comme ce qui à la fois se ressemble et diffère – ce que Derrida exprime par le concept de différAnce, qui signifie non un état de différence, mais un processus continuel de va et vient rétro-actif entre la mêmeté et la différence, d'ouverture à l'Atérité et de retour à Soi en tant que cette altérité nous est constitutive.
Dans la relation d'amour, qu'il s'agisse de celle qui se noue entre deux amants, ou du lien qui unit le parent à son enfant, l'on a toujours tendance à attendre de l'autre qu'il réponde à notre désir en se conformant à ce que l'on voudrait qu'il soit. Il y a dans ce vœu secret d'exercer sur l'autre son emprise, dans ce désir d'omnipotence qui consiste à vouloir le plier à son désir, quelque chose de proprement incestueux, non au sens biologique d'une relation charnelle entre parents, mais au sens le plus authentique ou logiquement originaire, car symbolique, d'un refus mortifère de l'altérité.
L'enfant ne peut naître que de parents, et ne peut être institué que de la chaîne immémoriale du Signifiant – mais il ne naît que pour renaître, n'est institué que pour être appelé par le Signifiant même à se ré-instituer, à s'autonomiser – encore une fois, au sens que nous avons précisé supra – c'est à dire à échapper à l'emprise des générations qui l'ont produit comme Moi factice, pour se réaliser à travers la rencontre de l'Autre et de l'autre comme Soi authentique, mouvement qui ne s'achève jamais, le sujet étant toujours celui qui est à advenir là où, toujours-déjà, « Ça est » – et Ça parle15. Le sujet de l'Inconscient est cet éternel à-venir qui se dé-termine d'un passé déterminant, a à découvrir au sein de ses déterminations sa part d'indéterminé comme ce qu'il lui appartient de redéfinir, c'est à dire passer de la morale intériorisée à l'élaboration éthique, qui est autonome et néanmoins conditionnée par le rapport à autrui.
Vivre dans le moment présent est une utopie mortifère : le présent n'existe pas, ou plutôt il n'existe que comme articulation toujours dépassée du passé et de l'avenir, d'un pouvoir-être et d'un vouloir-être – l'Homme ne peut vivre qu'en se projetant de l'un vers l'autre, en élaborant un jeu réflexif de va et vient permanent de l'un vers l'autre et de l'Autre vers l'Un. Les choses, faits et évènements, ne prennent Sens que rapportés à une Histoire et à la totalité ouverte d'un monde en devenir. L'on peut ignorer son passé, mais ce n'est que manière de se soumettre à sa tyrannie : car il ne cesse jamais de nous déterminer, et l'on ne peut s'émanciper à son égard qu'en partant à sa conquête en vue d'y découvrir la part d'indéterminé qu'il contient et nous laisse – pour peu qu'on sache la découvrir et la cueillir, se l'approprier.
C'est ainsi qu'au constat – indéniable – d'une détermination morale du sujet, la psychanalyse devra, plus qu'opposer, ajouter comme une Aufhebung (un "dé-passement", qui subsume les antagonistes : les abolit en abolissant l'antagonisme, conservant une part de l'aboli) une éthique de l'indétermination.
Entendons par là que la causalité, une fois appropriée au travers de la relation dialogique permettant la réflexivité critique, comme celle qu'autorise le discours de l'analyste, qui n'est rien d'autre qu'une nécessaire redéfinition contemporaine du dialogue socratique, ne consiste pas en une sidération – Verblüffung – qui assignerait une fois pour toute sa place au sujet, mais bien plutôt en un déroulement historique qui à la fois pose des possibles et leur limitation, autorisant le sujet à définir en leur sein, de lui-même (mais non seul !), sa propre place, codéterminée. La destination du sujet n'est pas prédictible (prédire est toujours maudire, mal-dire l'autre, c'est à dire le vouer à un destin dont il ne pourrait plus s'échapper, alors que rien ne légitime la prédiction/mal[é]diction) , mais autorisée, c'est à dire à la fois permise dans sa diversité de possibilités, et circonscrite à elles, par sa provenance déterminée.
Le mythe du meurtre du Père exprime cette nécessité de reconnaître que la naissance du sujet se fait à partir d'un manque originaire qui est celui d'une fondation univoque, qu'elle soit du fait du sujet lui-même ou de ses parents : l'institution du sujet est toujours équivoque ; il est institué par sa famille à fin de se réinstituer lui-même, institution qui ne peut passer que par l'Autre. Le sujet naît d'un Père fantasmé toujours-déjà mort et dont il doit faire le deuil – mais aussi de l'articulation de cette fonction symbolique (la Loi, la division) avec la fonction maternelle (le Tout indivis) contraire, et complémentaire – et il a à renaître par la mise à mort de l'emprise du fantasme d'un père et d'une mère réels, de se survivre à travers leur enfant. Le parent institue l'in-fans, qui a à s'instituer comme sujet en subsumant ces contradictions.
Le récit exposé dans Totem & Tabou livre ainsi ces deux vérités, apparemment paradoxales, structurelles de la condition humaine : nul sujet n'est l'origine de lui-même ; nul sujet ne se réduit à ce que les autres, ses déterminismes sociaux et sa position dans l'Histoire collective et familiale ont fait de lui. C'est ce qu'exprime le concept de filiation, qui signifie que l'institution du sujet ne se réduit ni à la reproduction du Même, ni à l'auto-institution, mais consiste en une dialectique de Soi et de l'Autre passant par un réseau d'interdépendances complexes et non univoques par lequel les sujets ont à se faire mutuellement libres, c'est à dire autonomes, ou encore responsables.
Chacun est institué dans l'humanité par un autre que lui-même – le Père archaïque que nul n'a institué est toujours déjà mort – et chacun a à renaître à partir de son histoire propre, à échapper à l'enfermement dans la place16 (rôle et milieu sociaux, désir parental...) qui lui a été initialement attribuée – le Père demeure toujours à tuer, et la Mère à découvrir comme "pas-toute". Plus encore, le rôle du parent est de faire lui-même le deuil de son désir de toute-puissance en laissant son enfant lui échapper.17 C'est ainsi que Lévinas définit la parentalité comme un dépassement de soi vers l'infini, c'est à dire vers l'inimaginable, ce qui ne peut que – et doit – échapper, pour se construire comme altérité, subjectivité unique.
Un enjeu majeur sera alors de se demander comment la filialité offerte à l’origine, par le biais d’une altérité langagière, peut permettre à un fils ou une fille de devenir celui ou celle qu’il ou elle est, c’est-à-dire un sujet capable de rompre le destin en l'assumant, d’inventer sa propre trajectoire dans le monde qui lui est donné et dont on ne s'évade pas, mais qu'on concourt toujours à trans-former ; et ainsi d'être capable de parler et d’agir aussi en son propre nom et non seulement comme fonction de reproduction des discours. Au fond, comment il devient possible pour un sujet de ne pas se réduire à occuper une place – celle maudite, mal dite – que les discours familiaux et les autres lui assignaient.
C'est ce que révèle également un autre mythe, tiré de la Bible : celui de la ligature d'Isaac, qui met en scène la difficulté – tant du point de vue du père que de celui du fils – de la filiation. Dans ce récit, en effet, plusieurs points doivent attirer notre attention :
De manière tout à fait inédite dans l'histoire des patriarches, un père (Terah) donne à l'un de ses fils le nom de son propre père, Nahor, sorte de figure archaïque fantasmée par les fils comme le père de la horde primitive, c’est-à-dire l’instance qui est dépositaire de la puissance phallique, de la Loi. Par ailleurs, Arân, un autre de ses fils, meurt prématurément, la narration biblique nous donnant là à voir pour la première fois le cas d'un père survivant à son fils, scandaleuse inversion de l'ordre des générations. Enfin, Abraham est initialement nommé par Terah « Abram », ce qui signifie « Mon père est grand », nom qui le réduit à un rôle de glorification du Père, et il lui est donné en épouse sa demi-sœur, Saraï, ce qui signifie « MA princesse ». Abraham est ainsi entièrement pris dans le cercle mortifère du Même qui lui interdit toute construction identitaire subjective. Il ne vit que comme glorification du passé. L'inceste marque ici l'impossibilité d'échapper à la reproduction des ancêtres pour développer sa propre trajectoire personnelle, s'approprier sa vie.
L'Alliance contractée par Yahvé avec Abraham se concrétise par le changement de nom de ce dernier, et la circoncision, qui est perte d'une partie de son intégrité corporelle. La renaissance psychanalytique / herméneutique / critique du sujet, son autonomisation au sens d'une subjectivation authentique, est en effet à la fois gain et perte : il s'agit d'abandonner ce que l'on était, non en le déniant ou en le refoulant mais au contraire en l'assumant pour le subsumer sous sa critique à travers le prisme qu'offre l'altérité, pour gagner une subjectivité (relativement) autonome. C'est ce processus qui est marqué symboliquement par l'attribution d'un nouveau nom – reçu de l'Autre absolu que représente Dieu – nom qui n'efface pas entièrement le premier – la consonance des noms Abram et Abraham est frappante – mais le transforme, et ici l'inverse, le retourne : si Abram regardait vers le passé, Abraham ("père des peuples" ou "de la multitude") porte l'à-venir. Abraham ne naît pas de rien, mais s'institue comme sujet tourné vers l'avenir, échappe à la reproduction du passé, à partir de la rencontre de l'autre qui vient briser la clôture de l'identité prédéfinie. Saraï reçoit également un nouveau nom : de « Ma princesse », elle devient simplement « Princesse » (Sarah), c'est à dire qu'elle est celle qu'elle est en vertu d'elle seule, mais là encore ce nom demeure proche phonétiquement de celui qu'elle portait auparavant, et elle ne cesse d'être une « princesse » – la renaissance ne se fait pas sur une tabula rasa.
La naissance d'Isaac, inverse de celle de son demi-frère Ismaël qui est né de la rencontre charnelle d'Abraham et de sa servante Agar, autorisée par la stérilité de Saraï, évacue symboliquement Abraham de la conception biologique, puisque c'est littéralement « Le Seigneur [qui] visita Sara comme il l’avait dit et fit pour elle ce qu’il avait déclaré selon sa parole. Sara devint enceinte et donna un fils à Abraham en sa vieillesse ». La paternité d'Abraham s'exprime par la parole, l'attribution d'un nom à son fils. Cela révèle que la paternité n'est pas tant affaire de biologie, de procréation, de reproduction, que de filiation, d'adoption. Le Père n'est pas celui qui donne son sperme et son sang mais celui qui institue par la parole son enfant dans le registre du Signifiant, le nomme, le fait naître à l'humanité, à la communauté des Parlêtres – le règne des fins, dirait Kant. À vouloir à toute force inscrire la paternité dans ce que la science tient pour le Réel (fantasmé comme) « pur » de la chair et du sang, et qui s'inscrit en fait dans le registre de la réalité, l'on efface du même coup la possibilité pour le père d'instituer la filiation, de s'instituer comme père en instituant son enfant dans le registre symbolique. Se trouve ainsi confirmé dans le récit biblique ce qu'exprimait Freud dans Totem & Tabou, selon la lecture lacanienne, métaphorique, du mythe : que l'on ne naît en vérité que par l'institution du langage.
Cependant, Abraham éprouve la frustration de n'être père par le sang. Il lui faut s'approprier la chair de son fils. Se pose alors l'alternative entre meurtre du Père et sacrifice du Fils, puisque les Elohim – pluriel désignant Dieu dans les textes les plus archaïques de l'Ancien Testament, vestige de l'ancien polythéisme hébreu – exigent d'Abraham qu'il leur fasse don de son fils, ce qu'il accepte. Mais le messager de Yahvé – non des Elohim – arrête son bras et lui fait sacrifier, en lieu et place d'Isaac, un bélier dont la tradition rabbinique fait une figure archaïque, déjà présente aux six jours de la Création. Ainsi, au sacrifice du fils se trouve substitué le meurtre d'un Père archaïque, symbolisé par la mise à mort du bélier, animal primordial, vestige d'un temps préculturel, et la renonciation des Elohim, dieux tyranniques, à la volonté desquels est substituée celle de Yahvé – par l'intermédiaire de Son messager – un dieu protecteur et miséricordieux qui deviendra celui des Chrétiens. Par delà l'unité reconstruite des textes de l'Ancien Testament se dévoile un moment charnière de l'Histoire de la religion judaïque qui correspond à un changement radical de la conception du rapport à Dieu, et de la nature de la divinité, similaire à ce que décrit métaphoriquement le mythe exposé dans Totem & Tabou : l'abandon du fantasme de toute-puissance du Père et l'institution du Fils comme subjectivité propre. Cela se traduit par l'émancipation d'Abraham à l'égard de sa position toute entière déterminée par son nom, et la libération d'Isaac qu'à son tour Abraham (et Dieu) laisse vivre.
La transformation radicale de la conception de Dieu, qui correspond à sa mise à mort symbolique, est soulignée par Lacan qui médite sur l'utilisation du Schofar, une corne de bélier que l'on fait sonner chaque fois qu'il s'agit de rappeler l'Alliance – à laquelle fait peut-être écho celle des jeunes mâles de Totem & Tabou, Alliance qui marque ce que l'Homme ne peut se réaliser seul, sans rencontrer l'altérité. À qui s'adresse ce rappel, demande Lacan ? Certainement pas aux fidèles, qui ont passé les jours précédents en communion. En vérité, dit Lacan, c'est à Dieu lui-même que s'adresse ce rappel qui sonne comme un râle, évoquant la mort du bélier : cri terrible qui ne rappelle pas l'Alliance au peuple, mais à Dieu, lui rappelle qu'il doit mourir comme divinité féroce, archaïque, pour naître comme dieu bienveillant, car il est le dieu de l'Alliance, celui qui laisse place à l'Homme. Ainsi, une certaine tradition judaïque considère que le monde et l'Homme sont nés non d'un acte positif mais d'un retrait de Dieu hors de l'eksistence, faisant une place à l'altérité, à quelque chose qui diffère du Tout qu'il constituait.
Du point de vue du Signifiant, ce que rappelle le Schofar, c'est cette supplique adressée par les fils aux Pères, d'accepter de mourir pour qu'ils puissent vivre, d'accepter de les laisser échapper au destin familial pour tisser le leur en propre – mort symbolique du Père qui ne signifie pas qu'il doive s'éteindre en tant que personne, mais qu'il doit abandonner son rêve d'emprise, le fantasme de voir son fils le prolonger comme un défi lancé à la mortalité de l'Homme, se réduire à son rejeton. Ce que signifie cette supplique, c'est : « laissez-nous échapper à votre emprise, ne nous sacrifiez pas ; acceptez de laisser mourir le fantasme de votre toute-puissance incestueuse, ne nous enfermez pas dans la clôture mortifère de votre mêmeté. »
En réalité, nous dit Lacan, plutôt que mort, Dieu est inconscient : moins il est apparent, plus ses effets se font sentir. Affirmer que Dieu est mort ne peut constituer une véritable position athée au sens où cela supposerait qu'il ait vécu. Si « Dieu est mort », en effet, c'est depuis toujours, ce qui apparaît au premier abord comme une contradiction logique – comment peut mourir ce qui n'a jamais existé ? Comment mourir sans passer de vie à trépas, et donc, comment l'affirmation de la mort de Dieu pourrait elle ne pas constituer dans le même temps l'affirmation de son existence passée, ce qui en ferait une profession de foi théiste ? À moins de comprendre la formule nietzschéenne du point de vue symbolique : comme une affirmation de ce que Dieu, cette fiction archaïque, aurait cessé de produire ses effets, ce que récuse Lacan. Au contraire, Dieu a toujours été mort, et pourtant il est toujours présent, comme Absence – ab-sens, c'est à dire le fondement de non-sens au cœur de la signification, qui ne peut re-présenter que ce que du même coup elle absentifie, occulte, voile derrière le masque des signifiants. C'est un trou dans le Signifiant, dans la stucture symbolique qui tient (suture et organise) le Réel, un manque qui n'en finit pas de produire ses effets. Il est un Rien-en-soi, un Vide efficient, un refoulé performatif de la toute-puissance ou du fondement, de l'être-en-soi. Lacan pose ainsi une limite à la revendication de Castoriadis d'une fondation autonome de la société – qui place en elle-même son propre fondement, par opposition à une fondation hétéronome qui place en dehors d'elle son fondement métaphysique : comme Ricoeur le dit lui aussi, la distanciation n'est jamais achevée. L'aliénation peut être réduite mais non éliminée – l'on n'est jamais sorti de la religion mais une telle sortie demeure éternellement un horizon, le désenchantement du monde se doublant toujours d'un réenchantement. Ainsi, si la mort de Dieu n'est pas une tragédie mais ouvre à la possibilité d'une fondation autonome de la société, de la culture et des sujets, qui permettrait à l'Homme d'occuper la place laissée vacante par l'être pour produire son propre fondement ou sa fin, le mythe nous rappelle néanmoins que cette refondation qui caractérise la Modernité ne peut jamais être achevée, car la naissance de l'Homme ne peut se faire que par la castration de la divinité y compris au cœur du sujet : le fantasme d'une autofondation radicale exprime une impossibilité refoulée, et c'est bien cet impensé qui caractérise le discours de la Modernité et qu'il s'agit de dépasser, puisque tout retour en arrière est impossible.
De-même, le Père n'est pas mort, il est inconscient. Il ne cesse jamais de produire les effets de Sa Loi par devers le sujet. Son « meurtre » demeure toujours à produire comme appropriation est-éthique de Soi. Et pourtant, en un autre sens, Dieu est mort depuis toujours, c'est à dire que le Père, comme point d'origine, s'est toujours-déjà absenté, et c'est cette absence même qui n'en finit pas de produire ses effets dans le registre du Symbolique. Ainsi, la mort de Dieu est toujours bien vivante : il est un Vide dont la présence dans l'Inconscient n'en finit jamais, par retour du refoulé, de produire ses effets. Le Père est un cadavre gisant activement dans l'Inconscient, un fantôme à exorciser, qui hante nos rêves et informe - ou conforme - nos désirs et nos peurs. Toujours, ainsi que l'écrit Lacan, « les non-dupes errent » (Séminaire 21, 1973-1974).
L'on ne peut en effet substituer à cette formule – « Dieu est mort [depuis toujours] » la simple affirmation d'une inexistence éternelle de Dieu, qui occulterait ce que la place vide occupée ou recouverte par son nom fait l'effet d'un manque qui rend possible la culture en tant qu'en le suturant celle-ci fait structure du Réel. Inversement, ne considérer que la formule initale « Dieu est mort », en occultant que cette mort soit un phénomène présent de toute éternité – une « Absence éternellement présente », fait de cette affirmation, non une profession de foi d'athéisme mais bien l'affirmation d'une croyance. Toute tentative de boucher la place vide que recouvre la croyance en Dieu marque un retour de Dieu, de la métaphysique des choses en soi, de l'idole. À l'inverse, la considération selon laquelle Dieu est ce qui meurt éternellement, une négativité constitutive du Réel, dont la mort constitue une place éternellement vide et constamment re-produite, un lieu vide au cœur de la structure du Signifiant que peut habiter le sujet sans pouvoir y tenir, qui pourtant ne peut être occupée par rien, ce vide étant constitutif du Parlêtre et des s(tr)u(c)tures symboliques qu'il habite et qui l'habitent, qui le constituent, cette considération seule peut fonder un athéisme véritable, qui assume que Dieu, comme place vide, n'est jamais sans produire ses effets dans la culture et sur la psyché (lesquelles ne sauraient être pensées indépendamment l'une de l'autre) ; ce qui signifie bien que Dieu, parce qu'il est mort depuis toujours et que cette mort n'en finit pas de faire sentir sa présence – comme Absence, ab-sens, manque du sens de l'origine, du sens originaire – n'est pas tant mort qu'inconscient. 0u faudra-t-il dire qu'il est les deux à la fois, les morts ne disparaissant jamais mais demeurant présents dans nos souvenirs, a fortiori oubliés, alors que ce qui est oublié meurt pour la conscience en y laissant une trace, des effets : figure fantomatique, refoulée depuis toujours et à jamais morte, revenant encore et encore nous hanter à travers le retour qu'elle opère depuis l'inconscient. Ce qu'affirme ici Lacan, c'est le fait de la subjectivation comme mort toujours répétée et à jamais à (re)produire du sujet-supposé-savoir (comme le psychanalyste doit s'effacer, comme le père, pour laisser advenir le sujet en son désir dont il ne détient pas la "clef" ou la vérité) : le sujet a toujours à faire le deuil d'une telle instance absolue, qui détiendrait la clef du Réel. C'est la condition requise pour qu'il assume d'être celui qui a à donner sens à sa propre vie à partir de ce que sa relation à l'autre lui fournit comme point d'ancrage pour s'arracher à la facticité première et jamais absolument dépassée – sinon au sens hégélien, par une Aufhebung – la facticité toujours-déjà là de son existence, telle que la produisent les discours de son lieu et de son temps, y inscrivant comme l'a vu Marx, découvreur du symptôme, leurs contradictions fondatrices ou op-positions constitutives, et qui peut faire l'objet d'un dire-vrai en tant qu'appropriation authentique de l'inauthentique : ce que Lacan appelle la parole pleine – qu'une fonction (de reproduction/différance) du discours puisse assumer son énonciation en première personne. C'est le rôle historique qu'assigne Marx au prolétariat.
Le Christianisme, dont le symbole par excellence est la croix, symbole de la mort de Dieu, porte au paroxysme cette déchéance du sujet-supposé-savoir, prolongeant l'affirmation johannique selon laquelle « Au commencement était le Verbe » (le Logos), qui place au cœur de la théologie la béance du langage – qui se manifeste encore, par exemple, dans la parole trouée d'un Beckett – par le concept d'incarnation : le Père toujours-déjà-mort, toujours-déjà en retrait, ne peut prendre corps, faire retour, qu'à travers la figure du Fils – le Verbe se faisant chair, informant la chair : c'est à dire que ce qui est toujours-déjà mort est le fondement toujours absent du Signifiant en tant que sa suture fait structure du Réel, du monde vécu et du sujet. Le fondement du Signifiant est une béance qui n'existe, ne se manifeste, que par ses effets – condamné à mourir encore et encore d'un acte par lequel le langage colonise les corps, les relie, faisant perpétuellement renaître le monde vécu en congédiant l'être. L'on comprend alors en quoi le christianisme a pu servir de relais vers l'athéisme.
L'absence de fondement constitue la possibilité de croire, d'instituer Dieu, le Père d'abord fantasmé en sa toute-puissance – fantasme d'une liberté totale que l'Homme rêve de posséder et qui est l'adéquation parfaite du langage au Réel, l'identification des trois registres Réel ; Imaginaire ; Symbolique – qui dès-lors, comme fantasme, production du monde vécu, peut produire les effets de Sa Loi. De sorte que Dieu est à la fois toujours-déjà mort et toujours à tuer : il est éternellement vivant , à la fois comme idole, perte de l'idole et retour (métaphorisé) de l'idole, c'est à dire comme fantasme, qui structurant la personnalité depuis l'Inconscient appelle toujours à s'en émanciper – tâche dont l'achèvement ne peut qu'être renvoyé à un horizon qui s'éloigne au fur et à mesure que l'Homme avance vers lui. Ainsi, du même coup, le Nom du Père assujettit l'Homme, tenu dans la dépendance radicale à l'égard du langage, et en tant qu'il représente Rien, lui remet la possibilité d'une liberté qui ne l'en affranchira pas. Comme l'ont bien vu les existentialistes, l'Homme est condamné à être libre, c'est à dire responsable de l'insignifiance ontologique de son eksistence.
Le langage, comme cet Autre qui m'institue en mon identité subjective, est ce qui par sa non-coïncidence avec le Réel qu'il prétend décrire, et en tant qu'il introduit cette inadéquation, par la non-adéquation du mot et de la chose, vient rompre l'enfermement du même en lui-même, rompt la clôture ontologique de cette identité qu'il produit, introduisant une dynamique. C'est parce que le langage occulte ce qu'il (re)présente, nomme la chose en en soustrayant l'essence (au point qu'il n'y ait pas de chose en soi, le mot "chose" restant un mot), ne peut dévoiler, montrer que ce qu'il voile, présentifier que ce qui s'est absenté, qu'il permet d'introduire une mobilité, un jeu de va et vient entre identité et altérité qui permet de fonder le sujet comme ce « Jeu suis tu », de produire l'existence comme ex-tase, devancement de soi ou pro-jectivité – c'est ce que signifie le terme "eksistere", étymon d'exister (à la fois "sortir de", "s'élever" et "se montrer", c'est à dire fondamentalement non-coïncider avec soi). Fragmentant cette identité factice de l'Homme, il l'engage à devenir un être-pour-la-mort qui ne se suffit de sa propre vie telle qu'elle lui est donnée, qui a à constituer sa propre identité – ouverte, conflictuelle et dynamique, en tension – en vue de sa fin, assigner le sens de son existence en se devançant perpétuellement lui-même.
La quête de l'identité, de l'ipséité, passe ainsi par la rencontre de l'Altérité. Il y a toujours un manque au cœur de l'identité, un négatif, une altérité constitutive – une béance au cœur de la subjectivité que révèle ce que le Nom fait trou, constitue un manque en tant que nous donnant une identité conventionnelle, il marque du même coup ce que notre identité véritable fait et fera toujours défaut, fondant précisément le mouvement de l'existence comme quête de soi, effort infini pour résorber une tension à jamais présente entre notre être-là, notre vouloir-être et notre pouvoir-être, entre Moi, Ça, Surmoi ou Idéal du Moi et Soi, écart qui institue le sujet comme pro-jet, c'est à dire le somme de se devancer lui-même dans l'ex-istence entendue comme pro-jection. Le Nom manifeste ce que le sujet est toujours sujet de la coupure (qui est une reliance, introduisant l'espace de la rencontre) ou de la division – disons mieux : de la dit-vision, d'un clivage orientant – en désignant ce qui précisément fait à jamais défaut : il n'y a pas de "vrai moi", rien n'est plus faux que le Moi. Le Nom, venant (mal) suturer une plaie, en marque du même coup l'inexorable présence. Mais si ce vide au cœur de soi est une blessure, il est aussi ce qui donne, en instaurant une distance entre soi et le monde, en nous mettant à distance du Réel et des choses, de la réalité et de ses processus de construction, le pouvoir de les (re)présenter, la capacité de parler, d'écrire, relier, c'est-à-dire ce qui ouvre au monde langagier de la représentation, nous fait naître en produisant une charnière, un espace (phénoménologique) d'articulation au Symbolique, à la culture.
Cette Absence qui est à la fois celle d'un fondement originaire et d'une capacité à se fonder hors de la relation à autrui, uniquement de soi-même, est subjectivement vécue comme une perte qui transparaît dans l'universalité du mythe de l'Âge d'0r, ou du Paradis perdu. Nous éprouvons cette perte, subie comme une frustration, qui est perte non de quelque chose mais d'un rien-en-soi. Le sentiment de la perte qu'exprime symboliquement le mythe, est celui d'une absence toujours-déjà présente, de ce qui est toujours déjà perdu, c'est à dire ce qui toujours fait défaut – précisément parce qu'à son égard l'Homme est en excès. Il s'agit d'un défaut qui n'est pas un néant absolu mais bel et bien un manque dont nous éprouvons la présence comme tel. Frustration d'un Sens qui est toujours-déjà à la fois là et à produire : le monde a un sens dont nous héritons d'une origine immémoriale, par une filiation sans point de départ, et qui en même temps n'est jamais achevé, ne se donne jamais comme Absolu mais comme quelque chose qui toujours est à redéfinir. Il y a ainsi une vérité métaphysique, ou pour le dire mieux, phénoménologique, herméneutique, plutôt qu'historique du mythe, c'est à dire une antécédence du symbolique – Adam apparaît, non comme une figure historique mais comme la figure générique de l'humanité. Il en va de même des parricides de Totem & Tabou. L'interdit de l'inceste apparaît comme un instituant jamais institué, une loi toujours-déjà-là car existentiale, structurant l'Humanité en la fondant sur un manque originel qui constitue l'épreuve d'une facticité de l'identité, qui ne peut être comblé que partiellement – et c'est heureux, si tant est que cela nous rende humains – par le recours à l'altérité. Loi qui, parce qu'elle n'est pas écrite, n'en finit pas de s'inscrire.
L'épiphanie - plutôt qu'une révélation - produite par le mythe, de ce que le sujet ne peut jamais se suffire de lui-même, est en effet aussi celle de ce que l'être-humain, ne pouvant se constituer comme Totalité close sur elle-même, ne pourra jamais combler le vide qui est au cœur du langage et qui seul permet son usage. Ce n'est pas en effet tant l'Homme qui maîtrise le langage, que le langage (et les discours) qui maîtrise et produit l'Homme, et s'exprime à travers lui. Ce que Lacan exprime en indiquant que « l’enfant à naître est déjà, de bout en bout, cerné dans ce hamac de langage qui le reçoit et en même temps l’emprisonne ». Gadamer fait cette même constatation que le langage, cette faculté qui nous permet d'échapper à nos appartenances en les questionnant de manière réflexive, constitue aussi cette appartenance originaire à laquelle nul ne peut jamais échapper. Althusser, entre-autres, prolonge et explore cette réflexion sous un angle plus sociologique, montrant comment le sujet interpellé par le discours est par lui structuré et s'en fait le relais, la fonction.
L'on retrouve une autre formulation de cette impossibilité existentiale de se suffire à soi-même dans le mythe du péché originel. Comme l'interdit de l'inceste est un instituant non institué, qui ne trouve qu'en lui-même sa justification comme structure, ce dernier récit exprime un interdit fondateur qui n'a pas à être justifié, qui institue la loi mais n'est institué que de lui-même, ne s'éprouve qu'à ses effets – « tu n'en mangeras pas car sinon, de mort tu mourras ». L'Homme est humain d'après une loi éternelle, non écrite mais inscrite dans l'humanité comme ce qui la fait telle – raison pour laquelle, précisément, elle n'a pas besoin de s'écrire.
Une telle loi n'interdit donc pas quelque chose que l'Homme pourrait avoir, faire ou être, mais marque une impossibilité d'ériger son identité en Totalité – être « comme Yahvé » – c'est à dire que l'interdit fonde l'humanité dans l'altérité en la structurant par l'incomplétude... Et pourtant, Adam et Ève mangent le fruit. Que faut-il en conclure ?
Avec ce mythe d'une faute héritée de temps immémoriaux, qui se transmet de génération en génération sans qu'il soit possible à quiconque – du moins jusqu'à la venue du Christ – d'y échapper, l'on retrouve l'affirmation symbolique d'une détermination à laquelle l'Homme ne saurait s'arracher (il est toujours pris dans la causalité, non seulement mécanique du monde naturel, mais encore symbolique du monde culturel). Mais, en même temps, se trouve affirmée la responsabilité de l'Homme dans son malheur : c'est parce qu'ils ont croqué la pomme qu'Adam et Ève sont condamnés. Se trouvent ainsi liées dans une perspective qu'une dialectique devra éclairer, et que Kant a formulée comme double appartenance de l'Homme au règne du sensible et à celui des fins, les deux affirmations qui apparaissent au premier regard – qu'il s'agit de dépasser – contradictoires, de la liberté du sujet et de l'inscription de tout être humain dans une chaîne d’événements exerçant les uns sur les autres une certaine détermination. Mais encore la pensée du sujet comme fondamentalement libre et la compréhension de ce sujet comme assujetti à la Loi. La notion de filiation permet de mieux cerner comment se dépasse ce paradoxe, en se posant comme alternative, d'une part à l'idée individualiste moderne d'une auto-institution du sujet, d'autre part à l'idée strictement déterministe d'une impossibilité du sujet, qui prétendrait le réduire à un produit de chaînes causales, de déterministes radicaux, indépassables. Cette subversion psychanalytique du sujet ose ainsi à la fois affirmer que l'existence s'hérite (le sujet ne tombe pas du ciel, pas plus qu'il ne se construit tout seul à partir de rien), et poser cet héritage comme – pour reprendre les mots de Heidegger, qui développe une herméneutique certes distincte mais pas si éloignée de celle que constitue la psychanalyse, ainsi que le montrera Lacan – être-jeté-là, pro-jet, c'est à dire comme un donné-à-(re)définir ; l'histoire dont hérite le sujet est un enchaînement interminable de chapitres qui déterminent des possibles à partir desquels il peut – et ce d'autant plus qu'il les reconnaît et les comprend, s'en approprie la signification – en écrire une succession d'autres, à charge pour lui de transmettre à son tour cette succession. Chaque génération héritant de cette inscription dans le Signifiant, de cette loi qui impose à l'Homme de ne pouvoir être total, d'être toujours le produit d'un manque à combler dans une altérité qui, paradoxalement, le reconduit à lui-même, renvoie cette carence à la génération ultérieure.
Le Réel au sens classique ("l'Être"), qu'on l'aborde sous un angle aristotélicien (substantialiste) ou platonicien (idéaliste), c'est à dire toujours essentialiste, ne peut en effet se concevoir de manière cohérente et consistante du point de vue linguistique que comme un trou dans le Signifiant qui en permet l'usage (mais aussi qu'on s'y aliène), donne naissance au langage comme le vide donne naissance au vase. Ainsi, c'est sur un tel vide primordial, un rien dont l'Absence permet la présentification comme monde vécu, que s'institue le parlêtre – sur un manque originaire qui appelle à se chercher en l'autre, l'autrui, manque intrinsèque à l'Autre, au langage, et qui le permet comme effort impossible pour le combler, donc horizon infini. D'où que Lacan dise : « le Réel, c'est l'impossible ». C'est en effet cette production linguistique de la réalité qui pour Lacan est le "Réel réel".
Si le langage est sans fin, il n'a pas non plus d'origine : aussi loin que l'on remonte, il est toujours institué d'un rapport plus ancien et déjà occulté de l'Être (absens) à la réalité mise en forme, imagée, par la signification. C'est ce rapport qui constitue le Réel réel : le faire-sens, les structures [inter]sub-jectives de la phénoménalité. La présence de l'Homme au monde (vécu en commun, phénoménologique) est fondamentalement absence du monde en soi, qui permet sa présentification par l'action du Signifiant, comme monde vécu, par le nouage18 signifiant du Réel (tant aux sens aristotélicien que platonicien), du Symbolique et de l'Imaginaire – ce n'est que parce que l'Être est Absens, privé de signification en soi, que cette absence peut se re-présenter, perdant dans l'opération son caractère en-soi, d'Absence, pour devenir présence de l'Homme au monde et du monde à l'Homme, pour-soi. C'est ainsi sur un manque que s'institue toujours-déjà la condition humaine, comme le révèle encore le mythe de la Tour de Babel, qui narre la folle entreprise des hommes qui voulurent occuper la place de la divinité, ravir la puissance des dieux en se « faisant un nom ».
Dans ce mythe, les hommes sont punis de leur folie par leur dispersion « sur toute la face de la Terre » et la perte de la langue unique qu'ils parlaient tous avant cet épisode, qu'ils avaient en commun. L'on relèvera qu'un même mot (sapha) désigne en hébreu la langue et la frontière, la limite, ainsi clairement identifiée comme linguistique. De-même, chez les Grecs de l'antiquité, le « bar-bar », l'étranger à la culture, est celui qui ne parle pas la langue de la Cité, des hommes « civilisés ».
Se révèle dans le récit de la Tour de Babel ce paradoxe d'un langage qui à la fois unit (l'humanité est la communauté des « parlêtres ») et, divisé en une pluralité de langues, sépare, cloisonne, fait bordure entre les peuples, délimite les cultures. De là toute la problématique de la traduction, qui comme le relèvent, entre autres, P. Ricoeur, A. Badiou ou encore B. Cassin, ne peut jamais produire l'adéquation pleine et parfaite des concepts d'une langue à ceux d'une autre mais doit s'élaborer comme processus d'interprétation et d'appropriation de ce que l'on traduit, nécessitant une activité du traducteur, qui doit y « mettre de sa personne ». Ce faisant, le traducteur se laisse transformer par le sens qu'il trouve en l'autre. La traduction fait ainsi se rencontrer identité et altérité dans un processus de différance, de va et vient constant, de jeu permanent entre les subjectivités. L'intersubjectivité se donne là à voir comme un espace d'articulation qui permet, par la coupure qui le produit, la relation d'altérité comme construction de l'ipséité, de l'identité.
0r la langue unique du peuple de Babel ne sépare pas, tient l'ensemble de l'humanité en une même Totalité close sur elle-même et privée d'altérité, donc de perspectives réflexives – lesquelles supposent un regard extérieur, qui puisse faire miroir, renvoyer une image (certes déformée) à laquelle je n'ai pas accès de moi-même. Il y a, nous dit de matière métaphorique le mythe, nécessité d'une pluralité de cultures, non pour qu'elles se referment chacune sur elle-même mais en vue d'une ouverture des unes aux autres, de leur communication réciproque, à fin de permettre la réflexivité critique qui permet l'appropriation du Soi, sa constitution comme sujet relativement autonome. Il faut des frontières au sens d'une bordure instituant la Multiplicité comme diversité, mais elles doivent être ouvertes, ne pas viser la clôture des nations et des peuples chacun sur lui-même, le retour du repli du même sur lui-même – voilà qui doit nous prévenir de toute interprétation nationaliste du mythe de la Tour de Babel.
Il faut que l'autre diffère en même temps qu'il me ressemble, pour que je puisse puiser en cette étrang(èr)eté le matériau de ma propre transformation, et advenir comme sujet à partir de mes déterminations. Sans une telle étrang(èr)eté, je suis condamné à la répétition du même, c'est à dire au destin fixé par mes déterminismes. La nécessité d'une réflexivité critique que produit la non-adéquation du même au même, la coupure originaire du Réel, institue l'altérité comme condition de l'identité subjective, comme condition humaine.
Dans le mythe de Babel s'exprime le fantasme d'une identité pleine et donc close sur elle-même, figée, nécrosée ; le vieux rêve des antiques d'une adéquation des mots aux choses, d'un Logos qui serait à la fois concept de la chose et chose en soi. Mais le langage est lâche, n'adhère jamais strictement au Réel traditionnel – lequel, en effet, ne se donne jamais que mêlé de Symbolique et d'Imaginaire. Il suffit de considérer la polysémie et ce qu'est l'acte de traduction. Celui qui veut éliminer l'écart entre le mot et son objet, entre le mot et la chose, veut en finir avec le langage lui-même, et ainsi mettre à mort l'Homme comme parlêtre.
En mettant en scène la volonté de ravir la puissance des dieux – représentée par l'aspect phallique et le gigantisme de la tour – et les effets mortifères qui en découlent – ici, comme lorsque Adam et Ève croquent la pomme, un châtiment divin représentant la Loi de l'Autre et son emprise – le mythe de la tour de Babel qui décrit la tentative des hommes pour s'arracher à leurs limites terrestres et se hisser au niveau céleste, joue sur le plan symbolique un rôle similaire à ceux du récit du péché originel, et du mythe freudien de Totem et tabou – dans lequel, toutefois, la faute n'est pas punie par un dieu extérieur, en position de surplomb, mais par la morale surmoïque des coupables – cette divinité intérieure, intériorisée, dont le meurtre est toujours à produire comme naissance de Soi, réalisation « est-éthique » de Soi. Mais rappelons que, chez Lacan, la loi surmoïque est précisément avant tout loi du Signifiant, transcendante.
La lecture lacanienne permet ainsi le passage d'une interprétation historique du mythe freudien à une interprétation ontologico-anthropologique (l'ontologie, subvertie, et l'anthropologie, se confondant comme élucidation de l'être-Homme dans la perspective radicalement critique qui est celle de l'herméneutique psychanaytique comme de la phénoménologie existentiale heideggerienne). La notion de filialité énonce une vérité humaine de toujours, universelle, structurelle, existentiale.
Enfin, le mythe judéo-chrétien de Caïn et Abel apporte lui aussi un éclairage sur cette question de l'interdit de l'inceste : Caïn est le premier homme, puisque le premier né – Adam et Ève ne sont pas nés, ne sont pas les enfants d'autres êtres humains. Ainsi, avec ce mythe – il s'agit bien d'un mythe, qui narre comme un commencement ce qui pour nous est toujours-déjà là, a toujours déjà commencé, à savoir la filiation – l'histoire humaine commence par un meurtre ; la fondation de la société humaine, de la culture, repose sur un meurtre. Toutefois, il ne s'agit pas ici du meurtre du Père, mais de celui du frère. R. Girard développe également, quoique de manière toute différente, ce thème du fratricide symbolique dans son ouvrage le bouc émissaire19 , qui fait encore écho à la fondation du Politique que fait reposer, dans une perspective toute hobbesienne, C. Schmitt sur la séparation ami-ennemi – intérieur-extérieur. Ce meurtre, décrit comme un fait originel, est pour nous qui vivons le commencement comme quelque chose de toujours-déjà là une forme symbolique de l'existence humaine, c'est à dire du point de vue du Signifiant l'expression d'un existential. Comme le Père est mort depuis toujours, le frère n'en finit pas d'être « tué », c'est à dire rejeté en dehors de l'existence collective, ostracisé.
L'interprétation lacanienne s'articule cependant dans une autre direction. Caïn est pris dans une relation fusionnelle avec sa mère, qui dit l'avoir acquis de Dieu – excluant, comme il en était originairement dans la relation d'Abraham à Isaac, le Père, Adam, qui du reste participe lui-même à cette exclusion en nommant Ève la « mère de tous les vivants », réduisant son être-femme à son rôle de mère, et d'une mère indifférenciée de l'ensemble des vivants. Adam n'est que le géniteur, alors qu'être père suppose que l'on s'institue symboliquement comme tel par la parole et les actes, non par un simple don de sperme. La filiation n'est pas une causalité biologique mécanique mais une institution symbolique. « Caïn » signifie « possédé », voire « jalousé » – c'est pourtant lui qui sera jaloux de son frère, mais il est possédé par sa mère20. À l'inverse, le second fils, Abel, n’a nulle place dans le désir maternel : pas la moindre parole n’accompagne sa naissance, il vient dans le silence et n’est pas même désigné comme « fils », mais uniquement comme « frère de Caïn » (Genèse, 4,2 2). En outre, son nom signifie en hébreu la vapeur, le souffle, ou encore le fantôme, ce qui marque son incapacité à venir à son existence propre : si Caïn est tout entier pris dans le fantasme maternel fusionnel, Abel n'a nulle place dans cette relation. Dieu, quant à lui, ne reconnaît pas Caïn à travers ses actes, tandis qu'il honore le sacrifice que lui fait Abel. Chacun à sa manière – l'un parce qu'il n'existe qu'à travers son inscription incestueuse dans la Totalité que représente sa parenté ; l'autre parce qu'au regard de cette parenté, il n'existe pas – les deux frères sont maux-dits, niés dans leur subjectivité, c'est à dire dans ce qui pour eux devrait faire identité en se posant dans la relation à l'autre comme altérité. Cette altérité ne peut être posée, car le parent soit ne la laisse lui échapper, soit ne la laisse s'inscrire en lui, rendant impossible un mouvement de détachement, une relation. Ces deux moments, d'appartenance et de distanciation, étant en effet comme l'a fort bien vu Winnicott tous deux nécessaires au processus de subjectivation.
Caïn n'est pas capable de briser cet enfermement dans un monde sans distance, mais ne pouvant de ce fait l'assumer, parler en son nom propre, il récuse sa parole, ce qui le conduit à agir ce qu'il ne peut dire, mettant à mort son frère. Lacan affirme en effet la chose suivante : « Entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort ». C'est à dire que la violence survient quand le dire est impossible, exprime dans l'acte thanatique ce qui ne peut être symbolisé.
L'enfermement de Caïn dans le cercle du Même est mortifère : faute de pouvoir s'instituer par le symbolique comme sujet, il en vient à briser ce cercle par l'acte fratricide. Parce que le Père ne peut mourir – faute d'être reconnu – symboliquement comme cassure du Même, le Même doit être physiquement mis à mort à travers la figure du Frère. Et cet acte interdit à jamais à la différenciation de s'opérer dans le registre du Signifiant : toujours, le remord poursuivra Caïn, le meurtre fera retour, non comme refoulé, symbolisé, mais comme hallucination constante, psychotique ou paranoïaque, du regard de l'Autre absolu, de la divinité – en détruisant physiquement le Même, et avec lui la possibilité d'une altérisation (que permettrait la subjectivation d'Abel), Caïn s'interdit du même coup à jamais de lui échapper, il restera prisonnier de son acte, de la faute qui consiste à n'avoir pas su assumer, actualiser, son être-sujet.
Tous ces mythes se renvoient les uns aux autres, sont structurés par un même canevas mis au jour par Freud dans Totem & Tabou, dont, dès-lors, la structure symbolique apparaît comme paradigmatique, fournit les clés d'une compréhension de la structure existentiale du Parlêtre, c'est à dire de la structure du Signifiant comme forme sociale, non au sens d'une forme historiquement contingente mais en celui de la structure fondamentale et nécessaire qui articule les patterns historiquement déterminées. C'est la structure même du sujet comme être-là, être-avec et être de langage, dont l'ipséité est structurée par la relation d'altérité, qui est mise au jour à travers cet exposé des effets mortifères de l'inceste ; de son interdiction faisant Loi de manière primordiale, assurant le fondement normatif de la culture ; ainsi que de son refoulement et des effets délétères que ne manquent pas d'opérer son retour comme symptôme. Ce que tait ce récit, en revanche, mais que Freud théorisera par ailleurs, c'est toute la richesse du point de vue symbolique et est-éthique dont sont porteuses les œuvres artistiques qui procèdent d'un tel retour du refoulé, lorsqu'il est sublimé dans le synthome. C'est à dire de ce que la culture s'enrichit des stratégies élaborées par l'Inconscient pour y faire face.
La pulsion, détournée, sublimée dans le désir, est un toujours-déjà-là, qui antécède éternellement ce que l'on peut en dire, est toujours le produit de quelque chose de proprement insensé, qui précède toutes les explications que l'on pourra fournir à son propos. En ce sens, la pulsion est mythique. Aussi, de son destin seul rend compte le mythe, en l'occurrence un mythe freudien par lequel la psychanalyse affirme avec force son impuissance et en même temps sa terrible portée herméneutique, comme critique et clinique : elle ne prétend pas sortir au plan théorique d'une explication mythologique d'une origine qui, par définition, ne peut être que mythique, puisque antérieure à l'humanité et en structurant la condition – mais assume ce caractère mythologique de la métaphore pulsionnelle. Il en va de même, montrera d'ailleurs Lacan, du mythe oedipien.
Et pourtant, ce mythe du Parricide n'a-t-il pas également une autre signification, à la fois symbolique et historique ? Toute société nouvelle, en effet, s'édifie sur la destruction de l'ancienne et en référence à elle, par une op-position (position contre, donc aussi appui sur) qui en conserve quelque chose, fut-ce en négatif – chute de l'Empire romain donnant naissance à la société médiévale ; Révolutions... En un sens toujours symbolique, donc, le mythe du meurtre du Père apparaît comme porteur de plusieurs vérités à différents niveaux de lecture, plus que jamais actuels pour saisir la condition de l'Homme contemporain mais aussi historique et, par delà, de l'être-Homme dans sa dimension ontologique.
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LHG 2013
1 Ce terme est en fait impropre, si tant est que le désir est toujours culturel ou socialisé. "Pulsion" serait déjà plus juste.
2 La métaphore paternelle recouvre du Nom-du-Père l'objet a(bsent, perdu ou manquant).
3 Le contrat social rousseauiste constituant toutefois un cas à part, en ce que ce philosophe adopte une perspective quasi-sociologique et plus historicisante que ses contemporains et affirme, de manière alors relativement originale, l'impossibilité de sortir de la culture, thème qui est absent, par exemple, dans les œuvres de Hobbes, de Locke et plus généralement des auteurs individualistes qui ne considèrent pas la problématique historique, de sorte que le moment contractualiste pourrait, chez eux, prendre place à n'importe quelle époque.
4 Expression verbale, qui traduit un acte ou une structure phénoménologique, non un substantif, une chose.
5 Qui, chez Lévinas, apparaît en creux dans l'ouverture infinie de l'eksistence, de la possibilité de différer que m'offre la rencontre de l'altérité, du visage d'autrui en tant qu'il diffère infiniment de moi tout en étant mon semblable : mon proche-un, qui résiste infiniment à toute tentative pour le ramener à moi, et qui me passe la responsabilité de l'humanité. Dans ou face à cette infinie rencontre des finitudes, ainsi que l'écrit Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres ».
6 Et non historique.
7 Qui dans la société contemporaine, hypermoderne, opèrent par le déni et non plus par refoulement névrotique
8 Ce fut le sujet de notre mémoire de Master 2 de Philosophie des Normes, consultable à la bibliothèque de l'UFR de Philosophie de l'Université Rennes 1. Nous en avons depuis fait le sujet d'une thèse, actuellement (2013) en préparation.
9 Thème que développera également Winnicott, lequel montre que l'infans s'éprouve d'abord comme totalité indifférenciée omnipotente, Dieu créateur, et qu'il lui faut renoncer à cette toute-puissance en réalité toujours-déjà absente, illusoire. Il entre dans le monde humain en quittant l'illusion protopsychotique d'une fusion de son être avec l'être du monde, qui permettrait à son désir d'être confondu avec l'attitude du monde, c'est à dire d'une adéquation du monde à soi qui autorise la toute-puissance. Nous verrons comment l'interprétation que donne Lacan, non seulement des mythes freudiens, mais encore de certains thèmes bibliques, illustre cette problématique.
10 La déconstruction derridéenne, traduction d'un concept heidegerrien autrement plus complexe à saisir, n'est cependant pas sans poser de nombreux problèmes, auxquels s'est efforcé de répondre Lacan.
11 Ce que disait déjà Spinoza, pour qui la liberté est l'accord du sujet avec ses déterminismes lorsque il les comprend ou les reconnaît.
12 Ce fantasme, souvent présent mais généralement inconscient dans les sociétés modernes, s'exprime sous une forme parfaitement consciente et assumée dans nombre de sociétés traditionnelles, qui font de l'enfant la réincarnation de l’ancêtre, rejetant radicalement son altérité, l'unicité de sa subjectivité.
13 Terme que nous entendons, nous l'avons dit, au sens d'une capacité acquise et non absolue à reformuler de soi-même la loi morale dont on a hérité, non en celui, défendu par les théories internalistes, d'une indépendance formelle innée et absolue.
14 S'il y a, d'un côté les choses, de l'autre les mots, "chose" est un mot. La réciproque n'est pas vraie.
15 « Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende. » (J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Le Seuil, 1966, p. 835.)
16 « Le second acte philosophique est de savoir rester à sa place. Le premier est de définir où elle se trouve. » (Lacan)
17 Nous retrouvons, là encore, un thème développé par Winnicott à travers sa théorisation de la mère suffisamment bonne (« good-enough mother », ce qui se traduit plus justement par « mère moyennement bonne » : ni trop, ni trop peu – réponse ironique à la « good mother » de M Klein : la bonne mère de Winnicott doit être juste suffisamment bonne, n'être que cela. Le parent doit protéger son enfant, mais aussi savoir s'effacer [comme l'analyste] pour le laisser advenir en son désir et son altérité, sa subjectivité.
18 C'est donc bien ce nœud même qui constitue le Réel réel de Lacan.
19 R. Girard, Le bouc émissaire (1982), Paris, Le livre de poche, 1986.
20 L'étymologie du terme « possession » est à ce titre éclairante, ainsi que le relève A. Juranville : si dans l'ob-session, l'ennemi est devant la place, fait le siège, de sorte que l'on peut encore le regarder, le voir et le reconnaître sous la forme du refoulé qui resurgit comme forme de la plupart des représentations qui se présentent, avec la po-session, il en va tout autrement : l'ennemi est désormais dans la place. La représentation et l'affect ne sont plus refoulés mais forclus. Leur Signe est partout ; les structures existentiales ont entièrement pris sa forme. Il resurgit comme forme de toutes les représentations qui se présentent, ce qui interdit de le reconnaître.