A la lettre ! Lacan & Derrida, histoire d'un malentendu
Désaffiliation et retrait de l’activité : se désengager pour rester engagé ?
La constitution de l'Europe :
la critique habermasienne de la construction européenne analysée au prisme de la théorie de la Reconnaissance
L ' « immigré » : une catégorie d’analyse pertinente ?
Quelle utilité peut revêtir un tel concept pour les sciences sociales ?
Un genre de différence : de la coupure et du Réel, des ordres symboliques et de la différence imaginaire.
Pourquoi la théorie du Genre ne manque pas la différance sexuelle
(sur le statut ontologique des rapports de domination)
utilisateurs en ligne :
Je vais évoquer ici deux concepts qui structurent et polarisent la réflexion morale et politique moderne et contemporaine : celui du Respect, et celui de la Solidarité. J'essaierai de montrer en quoi la liaison qu'Emmanuel Kant met au jour, via celui d'Autonomie, entre le premier et celui de liberté, est insuffisante pour penser le lien social, et qu'il faut en appeler au second. Pour se faire, je convoquerai une autre notion, très actuelle mais souvent mal comprise : celle d'identité. Nous suivrons un parcours historique qui nous mènera du cogito égologique de Descartes – "Je pense, donc je suis" – au cogito dialogique que j'ai pu formuler de la manière suivante : "je parle, donc nous sommes ; nous parlons, donc je suis". L'on voit que la réflexion morale et politique s'articule, dans cette perspective, sur la base de considérations quant à l'être, à la nature du sujet humain – sujet du langage, de l'Histoire et du Social, "de l'Autre", dit Lacan – et à partir de certains choix méthodologiques opérés dans la recherche philosophique.
L'un des fondateurs du paradigme moderne, René Descartes, a en effet posé les bases de la déduction philosophique sur une reprise du scepticisme et un retour de la conscience sur elle-même et ses propres conditions d'existence ou de possibilité. Pour le dire rapidement, il s'est demandé, si l'on met tout en doute, ce qu'il reste de certain, pouvant dès-lors constituer le fondement ou le socle d'une connaissance indubitable. 0r, pour douter, il faut penser. Si l'on rejette comme trompeurs tous les produits des sens et de l'expérience – l'on pensera au film Matrix – et tous les produits de la connaissance, suspects d'être dérivés d'idéologies, reste cette certitude : "Je pense" – or si quelque chose (j'insiste sur ce terme de "quelque chose"), si donc "quelque chose" pense, c'est qu'il y a "quelque chose", une chose qui pense, qui est. Je pense, donc je suis.
Cette déduction d'un sujet pensant est certes remarquable, mais nous verrons qu'elle est à plusieurs égards problématique. Bien que Descartes cherche à suspendre tout jugement pour ne conserver que ce qui est indubitable, Heidegger va montrer, et d'autres à sa suite, que se cachent dans cette opération de l'esprit bon nombre de présupposés, pour la plupart hérités de la logique aristotélicienne, aujourd'hui largement critiquée.
Mais pourquoi en revenir à Descartes ? Pourquoi de telles considérations sur l'être, la conscience et la subjectivité ? C'est qu'à partir de Descartes, et à travers la reprise de son raisonnement par Kant, c'est toute l'idéologie de la modernité qui va se déployer jusqu'à ses conséquences morales, juridiques, sociales et politiques, pour le meilleur et pour le pire. Cette idéologie est aujourd'hui fortement contestée, là encore pour le meilleur et le pire.
J'ai émis l'hypothèse d'un triple destin de la Modernité : ce que j'ai appelé l'antimodernité, d'une part, sorte de "modernité retournée contre elle-même", qui en niant ses conclusions tout en s'appuyant sur ses présupposés, a conduit la haine de l'humanisme jusqu'à l'industrialisation de l’abominable épuration, dans les camps de la mort ; une contre-modernité, d'autre part, esquissée notamment par Freud, Marx et les premiers sociologues, qui sans rejeter haineusement la Modernité, en interroge et critique les principes ; une hypermodernité, enfin, sorte d'emballement a-critique de la technique issue de la modernité occidentale, qui désormais privé de contre-point, ne rationalise plus que ses moyens et non ses fins, c'est à dire ses raisons, et fonce tête baissée dans le mur de l'hyper-individualisme, c'est à dire de la négation de la nature foncièrement sociale du sujet humain. Comment l'antimodernité, et notamment la reprise en main nationaliste des thèses de Marx1, a fini par oblitérer la concrétisation du projet contre-moderne ? Développer ce point nous amènerait trop loin. Toujours est-il que, selon mon hypothèse, la critique sociale, qui se porte plus ou moins bien dans le champ universitaire, n'a pas porté sur le terrain, ou insuffisamment et pendant un temps qui semble aujourd'hui révolu, de sorte que, non seulement ses acquis pourraient avoir été insuffisants, mais encore ceux-ci sont aujourd'hui systématiquement rognés par un ensemble de politiques qui font de l'individualité l'alpha et l'omega de la rationalité sociale – c'est à dire du politique. L'on nous parle de "responsabiliser l'individu", sans s'interroger sur ce que nous mettons derrière ces concepts d'"individu" et de "responsabilité". C'est ce que je vous propose de faire ici. Attardons-nous un peu sur le sens que nous donnons à ces mots : "sujet", "individu", "autonomie", "respect", "solidarité", et, donc, "responsabilité". Ces concepts sont étroitement liés.
Reprenons donc, avec Descartes et Kant, la déduction de ces principes, puis voyons de quelle manière les sciences humaines contemporaines permettent de les amender, et quelles conséquences cela aura dans les champs éthique et politique. Ce cheminement nous conduira de l'hypothèse d'une autonomie du sujet, innée et illimitée, à celle, partielle, précaire, et susceptible d'une reconstruction perpétuelle, de la parole, authentique, lorsqu'on s'engage pleinement dans son énonciation, ce que nous appellerons une "autonomie critique".
Si, en effet, les thèses modernes sont remises en question par leurs critiques contemporaines, une question cruciale se pose : faut-il enterrer l'individu et la Modernité, la Modernité occidentale et son sujet ?
∴
En un sens, le cogito cartésien constitue l'acte de naissance de la philosophie moderne. Kant a parlé de "révolution copernicienne", à l'image de celle qui a déplacé la Terre, du centre de l'univers en périphérie du système solaire. Freud a parlé de blessures narcissiques faites à l'humanité, soit une série de décentrements : l'héliocentrisme, d'abord ; la théorie de l'évolution, ensuite, qui inscrit l'Homme dans le règne animal ; enfin, la découverte psychanalytique de l'Inconscient qui affaiblit nos prétentions à la rationalité. Une conséquence importante de cette troisième blessure narcissique est que l'Homme ne peut plus être considéré comme transparent à lui-même : entre ses jugements et actions et leurs causes se trouve un réseau de significations opaques et toujours susceptibles d'interprétation. Cela entraîne une première difficulté pour la déduction cartésienne, puisque l'immédiateté de la conscience de soi apparaît illusoire.
La naissance de la Modernité peut aujourd'hui être considérée comme l'invention du sujet moderne, et en négatif, comme l'invention du concept d'objectivité, de réalité empirique, désormais relative aux sens, à l'expérience, et non à un ordre absolu, immuable et ordonné par le divin.
De cette double découverte d'un monde relatif au sujet qui se trouve désormais placé au centre de l'univers, réalité pouvant faire l'objet d'une connaissance scientifique, et du sujet lui-même qui sera ultérieurement l'objet des sciences humaines, va découler l'invention du concept d'individu, autonome, c'est à dire la forme universelle d'une unité consciente, isolable et indivisible – le sujet du cogito. Et de là, vont être déduits les droits fondamentaux, individuels, le principe démocratique, etc. C'est la naissance de l'humanisme, qui place l’être-humain au cœur de sa réflexion et affirme comme naturels les droits de l’Homme. Descartes n'est pas le seul auteur de ce nouveau paradigme, mais il en est un acteur majeur. Kant va prendre la mesure de sa découverte, et reprendre sa méthode déductive et son scepticisme méthodologique.
Il n'est pas inutile de rappeler les grands principes de l'ordre prémoderne, religieux et féodal, contre lesquels – et donc en référence auxquels – s'édifie dans sa pluralité et son unité la pensée moderne. En effet, s'op-poser, c'est se poser contre, c'est à dire aussi s'appuyer sur.
L'ordre traditionnel repose sur une vision du monde centrée autour de la verticalité d'un agencement cosmique ordonné par le divin et dans lequel l'Homme trouve naturellement sa place. S'il y a un sujet, ce n'est pas au sens où nous l'entendons aujourd'hui d'une subjectivité souveraine, mais d'un sujet de la nature, de la loi religieuse et de la monarchie de droit divin.
Le concept d'Autonomie apparaît au début de l'époque moderne dans une perspective géopolitique, avant que Kant ne l'introduise dans le champ éthique. Il deviendra une référence centrale pour les théories morales et politiques issues de la Modernité, mais souvent au prix d'un contre-sens qui l'identifie au concept d'indépendance, formelle et radicale, socle de droits abstraits, civils, exclusivement juridiques et non sociaux. Les libéraux les plus radicaux s'opposent en effet à toute idée de redistribution, considérant que l'institution de la justice sociale – aide sociale, sécurité sociale, impôts, services publics – mène au totalitarisme en privant l'individu de son autonomie et des fruits de son activité au bénéfice de l'État et de tiers. Rappelons-nous que la théorie libérale s’est édifiée en vue de protéger l’individu de l’arbitraire de l’État d’Ancien-Régime, du pouvoir absolu.
Il importe de noter que pour Kant, le concept d'Autonomie n'a strictement rien à voir avec la notion d'indépendance – au contraire : il est intimement lié à l'idée d'appartenance du sujet au monde. Il ne saurait en effet, ni se déduire d'une subjectivité déracinée, ni s'appliquer à un sujet qui ne serait sujet d'un monde.
Kant s'inscrit dans un cadre déterministe : il y a une dépendance radicale du sujet à l'égard du monde. Comment, alors, la liberté est-elle possible ? Celle-ci doit être conçue en référence à la loi. Kant montre que la conscience mise au jour par Descartes ne se comprend que comme libre, mais n'est pensable qu'inscrite dans un jeu de dépendances et de déterminations causales qui la soumet à l'ordre du monde et à la loi. Lacordaire ne dit-il pas qu'"entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit" ?
Pour répondre à ces contradictions qu'il appelle les antinomies de la Raison, entre ce qu'il est nécessaire de comprendre ou qu'il nous faut accepter préalablement à toute réflexion, parce qu’impliqué par la définition du concept considéré, et ce qui peut se penser, en relation au monde et à l'ensemble de nos connaissances, Kant va adopter une perspective dialectique et, dès-lors, une troisième voie médiane, ou plutôt synthétique – qui englobe et concilie les deux approches.
0r, comment concilier les concepts de liberté et de loi – mécanique, morale, politique ? Kant pose la question de savoir ce qu'est une liberté qui est liberté parce que soumise à la loi, et une loi qui est loi de la liberté. C'est ce qu'il nomme Auto-nomos, soit la norme, la règle, la loi, que se donne à elle-même la liberté, s’instituant alors comme une conscience législatrice, et qui l'arrache à la pure domination des déterminismes sociaux et naturels – non que la liberté se détache de ces déterminismes, mais parce qu'elle les domine, que l'Autonomie, les englobant, dépasse en se donnant ses propres principes la stricte soumission à ces forces motrices2.
Kant va alors proposer la définition suivante du principe d'Autonomie, que l'on peut identifier à la propriété inaliénable de soi établie par John Locke comme le fondement du droit libéral – soit un principe de responsabilité : « agis de telle sorte que tu puisses vouloir que ton action particulière soit instituée comme une loi, universelle ». C’est à dire : « agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir en même temps que tous agissent de la même manière ». Cela ne signifie pas qu'il faille tomber dans le fanatisme moral – que Kant dénonce par ailleurs – qui conduirait à imposer ses vues à autrui, mais qu'il faut ne jamais agir d'une manière dont on pense qu'autrui ne devrait pas agir. En d'autres termes, Kant reprend la règle d'or chrétienne qui s'énonce comme suit : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ». 0n le voit, d'une part Kant donne plusieurs formulations, logiquement équivalentes, de son principe d'Autonomie ; d'autre part, certaines de ces formulations sont positives et d'autres négatives – "fais" et "ne fais pas" ; enfin, certaines de ces formulations permettent de comprendre le principe d'Autonomie ou de Responsabilité, soit la forme de la liberté d'un sujet membre d'un monde peuplé d'autres hommes, comme un principe de Respect. Il est notable que la tradition libérale ne retiendra que les formulations négatives : le Respect, ce serait ne pas attenter à l'intégrité, physique mais aussi psychique, sociale et morale, de la personne d'autrui. Et cela serait suffisant, puisque sa liberté serait d'ores et déjà acquise du moment que les droits civiques sont garantis, l'autonomie étant une faculté donnée à tout homme.
Une autre formulation – positive – du principe de Respect dont Kant fait le fondement de la loi morale, est la suivante : « traite l'humanité [...] toujours aussi comme une fin et non seulement comme un moyen ». En d'autres termes, Kant admet que toujours je dois m'appuyer sur l'autre pour agir dans l'espace social, mais il reconnaît que chacun est à lui-même, comme liberté, sa propre fin, et qu'il ne doit donc jamais être traité comme un seul moyen pour les miennes mais aussi comme la liberté qu'il est : la liberté est inviolable. Mais si elle est logiquement première, est-elle pour autant innée ? Et si le devoir moral impose son inviolabilité, n'est-ce pas qu'elle peut être niée, si l'on agit contre la loi morale ? Si, en effet, je dois faire quelque chose, c'est que je peux ne pas le faire : il n’y a de devoir que là où il y a possibilité d’agir contre ce devoir.
Mais revenons à Descartes : avec le cogito, Descartes déduit3 l'existence d'une "chose pensante", la res cogitans, et d'une "chose étendue", spatialisée : la res extensa. La première est l'esprit ; la seconde est le corps. Descartes est dualiste.
Heidegger va faire reproche à Descartes de postuler que le sujet est une "chose", pensable sur le modèle de l'objet : en quelque sorte, la res cogitans est pensée sur le modèle de la res extensa. 0r, pour Heidegger, la déduction d'un "Je" qui pense ne suffit pas à démontrer qu'il faille le penser sur le modèle d'un objet. Plus précisément, c'est la logique aristotélicienne qui est mise en cause : l'identité du sujet pensant avec le sujet pensé n'est pas certaine. Pour Aristote, le fondement de la logique est le couple formé par le principe de non-contradiction, qui veut que l'existence de A implique l'inexistence de non-A, et le principe d'identité qui veut que A=A4.
Fichte, dont s'inspirera Heidegger, va critiquer ce postulat.
Contre la logique aristotélicienne et son principe de non-contradiction, nous pouvons remarquer que la réalité est rarement en noir et blanc mais plutôt toute en nuance. Nous observons qu'un chat peut être noir et blanc, – voire, en mécanique quantique, mort et vivant. Dans une optique kantienne, qui est celle de Stephen Hawking, cela est possible parce que le chat n'est ni strictement mort, ni strictement vivant, mais dans un état plus complexe les englobant, et que nous sommes incapables de saisir : la science ne parle pas de la nature mais de la perception commune que nous en avons. L'objectivité n'est pas première, mais résulte d'une convention méthodologique – la méthode scientifique permettant d'universaliser des procédures et leurs résultats sur la base de la nature humaine. Ainsi, la subjectivité, comme rapport singulier à l'autre, est première : une chose peut être à la fois grande et petite, selon le référentiel adopté. Mais il y a un paradoxe : dire que "tout est relatif" est une proposition absolue. La contradiction s'évanouit lorsqu'on assume qu'il y a un absolu qui nous est inaccessible et que tout ce qui se donne à l'Homme, par définition, lui est relatif. Pour autant, tout ne se vaut pas : il y a des choses auxquelles répugne la nature humaine – d'où l'imprescriptibilité des droits de l'Homme.
Il y a, d'un côté les choses, de l'autre les mots. Mais "chose" est un mot : le monde d'objets s'inscrit dans le réseau des significations, est déterminé par la manière dont on en parle. Pour Kant, les choses en soi nous sont en effet inaccessibles mais ne se donnent que comme phénomènes, objets déformés par nos sens. Fichte va plus loin : si la chose en soi est toujours pour le moi, alors il n'y a pas de chose en soi : qualifier ce qui peuple le monde en soi de "choses" est déjà trop s'avancer – la mécanique quantique parle de champs, relatifs les uns aux autres. Pour l'Homme, le monde est toujours un monde vécu et construit en commun. Le Réel, dit Lacan, c'est le sujet en tant qu'il noue ensemble toute une série de rapports, à l'autre, au monde, à la société, à soi.
Selon Fichte, ce n'est pas le principe d'identité logique qui fonde le rapport du sujet au monde, sur le modèle scientifique, mais au contraire la manière dont le sujet se rapporte au monde qui fonde la certitude logique. En d'autres termes, ce n'est pas parce que A=A que le sujet du cogito, celui qui pense, est identifié au sujet pensé, mais au contraire parce que le sujet pensant s'identifie à la représentation qu'il s'en donne qu'il peut, sur ce modèle, se figurer toute chose comme égale à elle-même. C'est de l'égalité Moi=Moi que l'on dérive l'identité A=A, non l'inverse.
Est premier le mode ou le style, la manière dont le sujet se rapporte au monde et à lui-même – religieux, scientifique, etc. : la subjectivité est première, mais elle ne doit pas être considérée comme l'intériorité d'une conscience repliée sur elle-même – au contraire, Fichte et Heidegger, comme Husserl, la conçoivent comme une manière d'être ouvert au monde, d'être-au-monde. Comme tel, l'être-humain est à la fois universel – tout homme est au monde – et singulier : chacun l'est à sa manière, constitue son propre style. Mais ce style est déterminé par le rapport à l'autrui et largement façonné par la société.
Le langage est, selon Lacan et les socio-linguistes, la première de nos appartenances. Si, en effet, je peux appartenir à une ou plusieurs communautés données, et me mouvoir entre elles, j'appartiens avant tout à l'humanité, et comme tel au langage, à la communication : l'Homme est un animal parlant, et non seulement pensant ; il est un être de langage – Lacan l'appelle le "parlêtre".
Althusser écrit que « L'enfant à naître est attendu : il est acquis d'avance qu'il portera le nom de son père, aura donc une identité, et sera irremplaçable. Avant de naître, l'enfant est donc toujours-déjà [interpellé comme] sujet ». D'après lui, la manière dont l'enfant est interpellé, institué comme sujet, est dépendante de l'idéologie et des discours, de la manière dont on s'adresse à lui et dont en parle, dont on se représente le monde. 0r, les linguistes Sapir et Whorf ont montré que les structures de la langue, la manière dont on parle le monde, déterminent la manière dont on le pense, dont on l'encode, dont on se le représente.
L'être-humain, dont Heidegger dit qu'il est un être-au-monde, est toujours déjà déterminé par les tournures du langage. Lacan écrit que « l'homme qui naît à l'existence a d'abord affaire au langage ; c'est une donnée. Il y est même pris dès avant sa naissance, n'a-t-il pas un état civil ? Oui, l'enfant à naître est déjà, de bout en bout, cerné dans ce hamac de langage qui le reçoit et en même temps l'emprisonne ». Il n'y a pas d'Homme qui ne vienne au monde sans être d'emblée attendu et interpellé, fait sujet, selon certaines manières d'en parler et de lui parler. Ce Qui fait sujet5, c'est le langage, le parler.
Foucault a forgé le terme d'épistémè, qui n’est pas une vision du monde, mais la structure qui produit le monde vécu par un encodage du Réel, via un ensemble de normes et dispositifs linguistiques, socialement construits. La langue n’est pas simplement une vision du monde mais le cadre de cette vision, elle en constitue les conditions de possibilité : toute représentation du monde est conditionnée par la langue de celui qui se le représente.
La langue est telle une paire de lunettes, sans lesquelles nous serions aveuglés par un flot de sensations privées de signification, mais par lesquelles notre regard est contraint : chaque type de lunettes produit une vision du monde différente, sans même encore tenir compte des différences qu’il y a entre un œil et un autre. Ainsi, en yana, une même activité pourra être désignée par deux verbes différents, selon que l’acteur est un homme ou une femme. Inversement, la distinction que fait le français entre tutoiement et vouvoiement peut sembler étrange, voire poser des problèmes au locuteur étranger. Un autre exemple courant est le nombre important de mots désignant les différents types de neige chez les inuits, ou les différentes façons de décomposer le spectre des couleurs. De même, en Jacaltec (au Guatemala), la « différence animé-humain/animé-non-humain existe », écrit Anne Marie Houdebine, permettant de « spécifier une classe que le français ne connaît pas, celle des animés, ni humains, ni animaux [...] Qu'est-ce donc ? Une chimère ? Non. Il s'agit d'un chien. » Et chez les Wayâpi, le père ou la mère ne perçoivent pas l'enfant de la même façon : le père emploie deux termes pour parler de sa progéniture, distinguant son fils de sa fille, tandis que la mère n'utilise qu’un seul mot signifiant : mon enfant. Une Wayâpi a expliqué « que les hommes ne s'intéressent qu'aux garçons, leur apprenant à chasser […] s'il paraissent heureux d'avoir des filles, c'est parce qu'il ne pensent qu'à les marier, et ainsi attirer des gendres [...] qui chasseront pour eux quand ils seront vieux. » La distinction, ou l'absence de distinction entre les genres influencera évidemment la manière dont l'enfant se percevra et se rapportera au monde.
Le sujet parle toujours de quelque part : il est toujours-déjà socialisé, et ne peut s’identifier à la forme pure de l’individu qui n’en est que le concept abstrait – un-dit-vide. L’enjeu est alors de savoir comment ce produit des discours, de ma culture et de mon temps, que je suis, peut se faire sujet de sa propre énonciation, comment le discours socialement conditionné peut devenir une parole autonome.
Se pose aussi le problème de la traduction : comment rendre compte dans une langue de ce qui n’a pour ses locuteurs aucune réalité ? La traduction ne peut être une simple transcription, mais elle fait appel à l’imagination, l’interprétation, l’art d’inventer de nouvelles formes et de donner à voir l’inconnu. C’est tout l’art de l’herméneutique, telle que la développe par exemple Paul Ricœur.
La mise en forme du monde vécu, son organisation signifiante par un sujet et un groupe social, est donc, on l’a vu, largement structurée par la langue. Il ne s’agit pas d’un déterminisme strict, mais d’une articulation forte, une relation complexe entre la langue qui est dans la culture et la culture qui est dans la langue : langue et culture ne coïncident pas mais s’entre-déterminent et se recoupent largement. Aussi, à chaque culture correspond une manière spécifique de voir et appréhender, comprendre le monde, qui est largement déterminée, organisée, par la langue.
La réalité perçue est une représentation mentale à la construction de laquelle participe fortement la langue. Mais encore : la langue détermine également (prescrit et proscrit) des comportements, elle n’a pas qu’une fonction communicationnelle et représentative.
Par ailleurs, le contexte institutionnel et social, et les conditions matérielles de la vie, ont montré les sociologues, conditionnent largement les capacités de chacun et la manière dont il se rapporte au monde et à son environnement social.
Le sociologue Edward Bernays a mis en évidence le concept de « stéréotype », que nous pouvons rapprocher des "allant-de-soi" d'Alfred Schütz : les "allant-de-soi" sont des comportements attendus d'après des indices présents dans l'environnement social, tels que l'uniforme du policier qui nous conduit à nous attendre à ce que son porteur agisse comme un policier. Le stéréotype, lui, est rendu nécessaire par le fait que notre connaissance de l'environnement dans lequel nous évoluons n'est le plus souvent qu'indirecte.
Notre accès à l'information est souvent entravé, non seulement par la censure, mais aussi par nos préjugés, le manque de temps, voire la surabondance d'informations. De nombreux aspects de notre réalité sont donc "hors-champ", « hors de portée de vue, loin de notre esprit », écrit Bernays. Ils doivent être imaginés. Nous construisons donc des stéréotypes nous dispensant de fournir un effort, parfois insurmontable, toujours énergivore, de compréhension de la complexité du monde, en nous donnant une image ordonnée, confortable et familière de la réalité. Nous avons également tendance à succomber à des biais dans notre façon de penser, comme ceux qui nous préservent de la dissonance cognitive, c'est à dire d'un tiraillement insupportable entre des croyances contradictoires, ou d'une remise en question trop douloureuse de nous-mêmes et de nos comportements. C'est pourquoi la propagande fonctionne si bien : l'on ne peut simplement "reprogrammer" les esprits – du moins, pas encore – mais il est possible, notamment en manipulant le langage, comme l'avait vu Orwell, d'influencer les modes de pensée, les croyances et les comportements : la liberté de conscience est toute relative.
Longtemps, libéraux et communautariens ont débattu de la capacité éventuelle du sujet à s'arracher à ses déterminismes, dont Bourdieu a montré la force, notamment en constatant les effets de la reproduction et de la sélection sociales, expliquant le faible taux d'enfants d'ouvriers à l'université. Pour autant, il y en a : les déterminismes sont statistiques, mais le sujet peut les déjouer, ils ne sont pas stricts ou rigides. Un sujet pourra être orienté, empêché, mais il aura la capacité de jouer, dans une certaine mesure, de ces déterminismes. Toute la question est alors celle de savoir quelle est cette mesure – nous ne sommes, hélas, pas tous égaux en la matière.
Quant à la liberté de conscience, Ricœur et Gadamer ont pointé un paradoxe : le langage permet la réflexivité, de se représenter nos croyances et de les critiquer, de les réviser – il est donc un moyen de se défaire de nos appartenances et dépendances idéologiques et communautaires – mais nul ne peut se dégager du langage. Les libéraux et les communautariens conséquents ont fini par tomber d'accord : l'on ne peut s'arracher à toutes nos appartenances, mais on peut se mouvoir entre-elles, se détacher de certaines d'entre-elles, parce que l'on est engagé dans des appartenances plus larges. L'Autonomie apparaît alors, non comme une faculté de désengagement radical à l'égard du monde social, mais comme une capacité de distanciation critique, de prise de recul permettant d'examiner ses croyances avec une liberté toute relative. L'Autonomie n'est absolue qu'en droit – non en fait. Elle consiste à apprendre à faire avec, s'inscrire dans des appartenances pratiques, en se donnant des principes qui ne contredisent pas leurs conditions de possibilité et tendent vers un certain idéal de vie. C'est à dire : écrire son histoire avec les mots transmis par l'autrui.
En effet, si le sujet est toujours déjà déterminé par les agencements symboliques dans lesquels il s'insère, alors la manière dont il se représente le monde et dont il se voit lui-même est toujours déjà orientée par les discours qui le parlent, dans le jeu desquels il s’insère. C'est la raison pour laquelle Lacan fait remarquer que le sujet, qui ne pense que parce qu'il parle, et donc en langue, ne peut coïncider avec l'image qu'il se fait de lui-même. Le Je pensé – ou parlé – sujet de l'énoncé, n'est pas le Je pensant, ou parlant, sujet de l'énonciation. Ce qui se déduit de l'acte de langage qu'est le cogito n'est pas une chose identique à elle-même mais un sujet en tension, d'emblée clivé par le langage, entre ce qu'il est et l'image idéale qu'il se donne de lui-même, à travers un certain prisme, raison pour laquelle il se devance dans un vouloir-être, ne se contente pas de ce qu'il est mais désire avancer – ou reculer. Exister – ex-istere, cela signifie en effet "se pro/jeter", "se devancer soi-même", ou "être hors de soi". "Être-humain", ce n'est pas un nom mais un verbe, un acte, qui suppose un environnement, une relation. « Je est un Autre », dit Ricœur. Il y a une dépendance du sujet à l'autrui : nul ne se construit seul, chacun devant épauler l'autre dans la quête qui, le menant aux tréfonds de lui-même, l'amène à la rencontre de l'autre. La relation est première.
Au fond de moi, il y a l'Autre, mon inscription dans la communauté des parlêtres. Les rencontres que nous avons faites, les lieux que nous avons visités, l'Histoire dans laquelle nous nous inscrivons, les trajectoires familiales, les fantômes du passé, peuplent et façonnent notre univers mental, structurent notre personnalité, en dessinent les paysages, les contours. À travers les mots que nous prononçons, se donnent à entendre les voix de nos parents, amis, proches et plus lointains, dont nous avons fait nôtres les réflexions, ou au contraire contre lesquels nous avons forgé les nôtres, notre esprit critique. Quand je parle, ma mère et son père parlent avec moi, les morts reviennent à la vie. Je m'inscris dans la Culture et dans l'Histoire, un creuset commun.
Se fait alors jour la solidarité que ne peut pas ne pas entretenir l'humanité avec elle-même, avec la responsabilité commune conférée par l'Autre, via l'autre, du faire-monde, du monde vécu en commun, c’est à dire de la relation elle-même. Si, en effet, le sujet du cogito est moins une entité individuelle, repliée sur elle-même, qu'une ouverture au monde et à l'autre, et si, donc, l'Autonomie n'est pas un don inné et absolu, mais, comme le savent les professionnels de l’action sociale et du soin6, une faculté limitée, fragile, toujours à développer, et socialement construite, alors sa norme, son principe, ne peut être un simple principe négatif de Respect, mais l'impératif d'une solidarité agissante, sans laquelle le Respect n’est qu’indifférence, puisque tout homme doit pouvoir compter sur ses frères et sœurs, sur leur appui, pour la conquérir.
Il ne s'agit donc pas de rejeter, avec les tenants d'une antimodernité, les acquis de l'Humanisme, mais de les compléter. Contre le sujet moderne, forme abstraite désengagée de toute appartenance communautaire et au monde, certains ont voulu affirmer un sujet concret, enraciné dans sa communauté. Face au sujet de droits abstraits et à son universalité, l'on a revendiqué la particularité du sujet de la race, du sang et du sol. Mais une troisième voie s'offre à nous, qui tout en critiquant la réduction du sujet à sa forme juridique, une individualité vide de sens, réaffirme l'idéal universaliste.
Il y a en effet une autre voie que l'opposition mortifère entre l'universel abstrait d'un sujet vidé de tout ce qui fait la signification toujours singulière de sa vie, de son existence ancrée dans un réseau de dépendances, d’appartenances qui lui sont propres et constitutives, et l'enfermement dans les particularités de sa communauté : il est possible de penser une universalité concrète, celle de la singularité qu'est tout homme en tant que, sujet toujours déjà socialisé, il est membre d'une communauté humaine à qui revient la responsabilité du sens donné au monde. Il y a peut-être là la possibilité pour notre modernité d'une sortie de crise, face à la réaction qui vient.
Il nous faut en effet aujourd'hui, de nouveau, faire face à la haine de la modernité qui naît de son emballement et d'un manque de recul critique faisant que, de crise en crise, les inégalités s'accroissent, de plus en plus de femmes et d'hommes sont laissés pour compte, à la traîne du capitalisme, d'un système qu'ils ne comprennent plus et qui, loin de se remettre en question, radicalise son approche hyper-individualiste et concurrentielle.
Comme par le passé, des boucs-émissaires sont désignés pour incarner le sujet de la modernité, tel le juif, accusé d'être calculateur, instigateur de la marchandisation du monde, cet apatride responsable de la réification et du déracinement du sujet, coupable de l'avoir arraché aux réseaux de solidarités traditionnelles, quand l'État-providence ne remplit plus son rôle, peine à en prendre le relais pour garantir l'égalité et, à tous, la sécurité sociale.
L'on se prend alors à rêver d'avant, d'un temps mythologique, fantasmé, la démocratie grecque, dont on se plaît à oublier qu'elle reposait sur l'esclavage ; la société traditionnelle, pré-capitaliste – alors que même Marx reconnaissait qu'à son égard, le capitalisme représentait un progrès. Le progrès, l'avenir, ne font plus rêver. "Progressiste" devient un gros mot.
Comment défendre la dignité et la fraternité humaines, la liberté et l’égalité de tous, par delà les clôtures communautaires, les frontières visibles et invisibles, face à ces nouvelles forces réactionnaires ? Comment résister à la montée du populisme, l'irruption des fascismes sur le devant de la scène politique, la dérive autoritaire du pouvoir et la prise par les nationalistes de toujours plus d'institutions, d'États, de gouvernements – désormais à nos portes ? Ne faut-il pas, pour réenchanter le monde et la politique, inventer un progressisme critique qui assume à la fois les acquis et les critiques de la modernité, s'interroge sur les droits sociaux tout en se montrant intransigeant sur les libertés civiles ?
Comment répondre à la peur de l’avenir ? Comment relancer cette dialectique qui semble aujourd'hui coincée dans un mouvement de balancier, entre un marché global de plus en plus déshumanisé et déshumanisant, et son envers, les camps des sociétés totalitaires ? Comment mettre K0 le fascisme 2.0, sinon en redonnant espoir aux déçus du libéralisme ? À ceux qui n’attendent plus rien du progrès ? Comment s'appuyer sur les critiques de la modernité pour, contre le repli antimoderne, le reflux démocratique qui caractérise notre époque, plutôt poser les bases d'une post-modernité sur le fondement d'un nouvel humanisme, ou d'un humanisme renouvelé7, mettant en avant le sujet du social, une identité ouverte et en perpétuelle reconfiguration créatrice dans l'accueil authentique de son altérité et la rencontre de l'autre ? En somme, un humanisme adapté aux défis de notre temps ?
Il n'y a pas de fin de l'Histoire. Il nous faut avancer pour ne pas revenir en arrière. Mais il faut savoir où l’on veut aller. Il n'est pas question de créer un homme nouveau sur les ruines de l'ancien monde, en suivant un plan préétabli : l'institution est trop précieuse pour qu'on la détruise, mais aussi pour qu'on la laisse scléroser – il nous faut en permanence œuvrer à son renouvellement, la revivifier, en nous mettant à l'écoute des luttes sociales. C’est bien, là, une tâche sans fin.
Et quant à l'édification d'un homme nouveau, son sens, le sens de l'évolution, la nature humaine, ne nous sont donnés par aucune science. La signification est en renouvellement permanent, chaque existence participant à la reconfiguration des signifiants.
L'essence de l'Homme, celle qu'il cherche, est à jamais absente – une ab-sens, c’est à dire la vacance d’un sens toujours à produire : la dit-vision irréductible entre ce que je suis et ce que je voudrais être, entre le sujet producteur de parole et le sujet produit des discours, est commune à tous les hommes et est ce qui du même coup les relie.
Il s'agit alors de descendre au delà des couches surmoïques, là où plus rien de moi ne peut m'apparaître – illusoirement – comme ne procédant que de moi mais où se découvre ce que je me dois à l'autre, la fraternité humaine.
Le sens de mon existence ne m'est pas donné, mais les mots pour l'écrire me sont passés par l'autre avec la responsabilité de mon existence et du vivre-en-commun. L'être-humain doit s'appuyer sur la relation qu'il constitue à l'autre pour donner lui-même son sens à sa propre existence ; celle-ci lui est passée, comme un flambeau, par l’autrui – il la lui doit, doit sa vie et cette liberté à laquelle il ne peut renoncer, à l’humanité, autant qu’à lui-même : il partage la responsabilité du monde et de son sens.
Le sens de l’être, en effet, l’étincelle d’un divin à jamais absent8, ce qui donnerait son sens à mon existence, c’est en m’appuyant sur la communication partagée, dans l’espace social, à moi qu’il revient de le définir : j’aurai été pour celui que je suis promis à devenir celui qui peut définir ce que le monde et l’autre ont fait de lui. Cet espace à prendre, encore indéterminé, laissé vacant par mon histoire, cette orée évanescente, l'ek-sistence qu'est l'Homme comme ouverture à l'autrui, ce de-venir, est la clairière9 de l'être que chacun doit assumer être – s'assumer comme "berger de l'être", c'est à dire celui qui le fait venir au monde, à la signification. C'est une responsabilité que nous avons en commun : accoucher le monde de demain en nous appuyant sur les enseignements passés.
∴
Rappelons, pour conclure, l’une des formulations du principe kantien de Respect, ou d’autonomie-responsabilité, prise de soi et du monde : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ». Si nous la reformulons d’une manière positive, cette règle s’énonce ainsi : « traite toujours autrui comme tu voudrais être traité ». Mais autrui ne veut pas forcément la même chose que moi. Aussi, si nous voulons passer d’un principe universel abstrait à une action concrète prenant en considération la singularité de l’existence subjective, ne devrions-nous pas plutôt proposer la formule suivante : « traite autrui comme il veut être traité, dans la limite de ce qui peut être fait sans léser le principe de respect de toi-même et d'autrui » ? La traduction politique d’un tel principe serait une institution de la solidarité, des droits sociaux, strictement encadrée, limitée, par le principe juridique de respect, c’est à dire l'État de droit, les libertés civiles.
La dialectique de l'universel abstrait et du particulier concret, nous mène à ce point où, dans la pénombre, apparaît un universel concret qui est la singularité partagée : le sujet de l'Autre, indicible, dont l'épiphanie qui se donne dans la relation, la rencontre authentique, ne peut faire l'objet d'aucune révélation.
En se construisant soi-même, en taillant sa pierre, on participe à la construction éternelle de l’humanité, et inversement, on ne se construit qu'en participant à la relation à l'autre, en s'inscrivant dans l'espace social et l'ordre symbolique. Et cela ne peut que faire l'objet d'un éternel apprentissage, à la fois solitaire et en commun, chacun, ensemble, dans la solitude de l'Autre, développer un art de la distance et de la reliance.
La Raison, valorisée par les Lumières, doit se faire critique de la Raison. Il s'agit donc de ne pas rejeter la Modernité mais de la dépasser, la renouveler, remettre sur les rails l'universalisme, un universalisme non dogmatique mais critique. La révolution copernicienne ne s’arrête jamais – ou doit reprendre à midi.
Quelle heure est-il ? Tout porte à croire que la nuit tombe, il nous incombe de soutenir l'humanité dans les ténèbres et d'œuvrer au retour du jour, d'un jour sans cesse renouvelé.
– LHG, 2017.
ANNEXE : Sur la véracité cartésienne. Pourquoi l’en peut douter du cogito.
Descartes conçoit l'entendement et la volonté comme parfaits. D'où vient, alors, l'erreur, le fait observable que je peux me tromper ? Elle vient, dit-il, de ce que la volonté est infinie, tandis que l'entendement ne l'est pas : je veux donc connaître plus que ce que je peux connaître, ce qui me conduit parfois à trop m'avancer – Kant reprendra à son compte cet argument. Il suffit donc, pour ne pas se tromper, de suspendre son jugement, ce que fait Descartes avec son cogito.
Qu'est-ce qui garantit que l'entendement à lui seul ne puisse me tromper ? C'est qu'à lui seul, sans le concours de la volonté, il n'affirme ni ne nie rien mais conçoit des idées qui ne peuvent en elles-mêmes être fausses, car leur véracité est garantie par l'existence d'un dieu bon, non trompeur. Comme dans la perspective platonicienne, les idées appartiennent au règne de la vérité.
Descartes croit, en effet, par un raisonnement qui pourrait passer pour circulaire, pouvoir tirer la preuve de l'existence de Dieu de l'idée que nous en avons : nous avons en nous l'idée d'un dieu parfait, or la réalité de l'effet doit être tirée de celle de sa cause – c'est donc qu'un être parfait existe qui puisse causer cette idée parfaite. Cet argument a été battu en brèche par de nombreux philosophes. Je me limiterai à donner un contre-argument : il est possible10 de se faire une idée de la perfection par la négation d'une imperfection empiriquement constatée, perçue dans le monde. Descartes ne confond-il pas le concept avec son objet, c'est à dire une idée parfaite avec l'idée de la perfection ?
Un autre argument classique en faveur de l'existence de Dieu, qui se rapproche de celui de Descartes, est ce qu'on appelle la "preuve ontologique" : le concept de Dieu est celui d'un être parfait, or l'existence est incluse dans la définition de la perfection : un être qui n'existe pas ne saurait être parfait – c'est donc que Dieu existe. J'affirme, au contraire, suivant Lacan, que ce qui caractérise l'existant n'est pas la perfection mais l'imperfection. Que l'on soit d'accord ou non, la "preuve" de l'existence de Dieu est, à tout le moins, douteuse, et je ne m'aventurerai pas sur ce terrain – or c'est sur elle que Descartes fais reposer sa confiance en la Raison, qui plus est en une Raison identifiée à une logique particulière : celle d'Aristote. Ainsi, si l'existence de Dieu demeure incertaine, et que nous suivons le conseil de Wittgenstein qui nous dit que « ce dont on ne peut parler, il convient de le taire », la déduction cartésienne du sujet pensant, tel qu'il le définit, peut être elle-même mise en doute.
- LHG, 2017.
1 Qui a pu profiter des erreurs de Marx lui-même.
2 Voir le thème nietzschéen de l’Amor fati, notamment tel que le relit Heidegger.
3 Descartes conçoit l’entendement comme parfait, assurant la véracité de la méthode logique. Qu'est-ce qui garantit que l'entendement à lui seul ne puisse me tromper ? C'est, pour lui, l’idée de Dieu qui certifie, comme dans la perspective platonicienne, la véracité des idées ou des concepts. Que l'on soit d'accord ou non avec sa démonstration, sur laquelle il serait trop long de revenir, sa "preuve" de l'existence de Dieu est, à tout le moins, douteuse, et je ne m'aventurerai pas sur ce terrain – or c'est sur elle que Descartes fais reposer sa confiance en la Raison, qui plus est en une Raison identifiée à une logique particulière : celle d'Aristote. Ainsi, si l'existence de Dieu demeure incertaine, et que nous suivons le conseil de Wittgenstein qui nous dit que « ce dont on ne peut parler, il convient de le taire », la déduction cartésienne du sujet pensant, tel qu'il le définit, peut être elle-même mise en doute. (voir annexe)
4 À l’époque contemporaine, d’autres logiques ont été proposées pour répondre aux apories de la logique d’inspiration aristotélicienne, telles que les logiques tétravalentes ou la logique floue.
5 C’est à dire, non « quoi », mais ce qui-est-ce qui devient quelqu’un.
6 Dont les réflexions, en philosophie morale, ont nourri l’éthique du Care.
7 C’est à dire réaffirmant la primauté du sujet tout en prenant acte du décentrement subjectif de la seconde révolution copernicienne.
8 Qu’il y en ait ou non, c’est du pareil au même : il est hors-l’existence, condamnant l’Homme à la liberté.
9 Il en est l’éclairage : en permet la venue en présence, selon ses modalités propres.
10 Le concept de perfection pouvant être construit à partir d’une double négation et d’une catégorisation appliquées à une base affective et empirique : d’une part, la négation de toute propriété « mauvaise » ; d’autre part la négation de la négation de toutes les propriétés vécues comme « bonnes » – que, de toutes les propriétés « bonnes » possibles, et ne concevant rien d’autre, l’on ne nie rien, ou ne retranche rien, qui soit bon, ni n’ajoute ou affirme rien qui soit mauvais. Seules sont alors nécessaires l’idée du bien, éventuellement dérivée de celle du bon ; la totalité, qui est pour Kant une Catégorie de la Raison (dont il n’est pas nécessaire de se faire une représentation, mais dont on doit faire usage) ; et la négation qui est une opération logique (dont on doit avoir une représentation, puisqu’on l’utilise de manière réflexive ou métalogique). Il existe également, selon la définition qu’on lui donne, plusieurs manières de construire le concept de totalité, comme l’application d’un raisonnement récursif.